Fosses communes d'enfants autochtones au Canada
«Des Suisses étaient aussi impliqués dans l'horreur»

Depuis des semaines, les autochtones du Canada découvrent des charniers contenant des cadavres d'enfants autochtones. Ce fut encore le cas il y a quelques jours. La Suisse est en partie responsable, selon l'historien lucernois Manuel Menrath.
Publié: 03.07.2021 à 06:12 heures
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Dernière mise à jour: 03.07.2021 à 09:27 heures
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Des élèves avec une religieuse au pensionnat indien catholique de St-Anne à Fort Albany, dans le nord de l'Ontario.
Photo: Privatarchiv Manuel Menrath
Rebecca Wyss

La nouvelle a suscité l’horreur dans le monde entier. Fin mai, une fosse commune contenant les restes de 215 enfants indigènes a été découverte à Kamloops, en Colombie-Britannique. La semaine dernière, des autochtones ont découvert 751 tombes anonymes près d’un pensionnat de la province de Saskatchewan. Les ossements de 182 autres personnes ont par la suite été retrouvés près de Crankbrook en Colombie-Britannique. La cause exacte de la mort de toutes ces personnes n’est pas claire.

Une seule chose est sûre: ce sont des cadavres d’enfants de la population indigène du Canada, membres des «Premières nations», comme elles sont communément appelées. Retrouvés près de pensionnats, ces cadavres lèvent le voile sur un chapitre sombre de l’histoire moderne du pays.

Ces deux derniers siècles, l’État canadien a pris en charge près de 150’000 enfants dans des écoles dites «résidentielles». Il s’agissait de pensionnats de rééducation, le plus souvent dirigés par des prêtres catholiques, décrits par de nombreux témoins et survivants comme des lieux d’horreur. La pratique n’a pris fin qu’en 1996.

Le scandale va cependant bien au-delà du Canada. L’historien lucernois Manuel Menrath affirme en effet que «les Suisses ont également été impliqués dans l’horreur.»

Les Suisses faisaient partie des éducateurs

Manuel Menrath a passé un an auprès de membres des «Premières nations» canadiennes pour ses recherches sur l’histoire des peuples autochtones. Il a compilé ses découvertes dans un livre intitulé «Under the Northern Lights».

En marge de ses recherches, il a remarqué un thème récurrent: «Les autochtones m’ont dit à maintes reprises qu’ils avaient eu affaire à des éducateurs suisses dans les pensionnats.» Il ne dispose cependant pas de données fiables pour savoir dans quelle mesure les Suisses étaient impliqués dans la rééducation des enfants autochtones. L’historien est décidé à enquêter, tout en déclarant d’ores et déjà: «La Suisse doit reconnaître sa complicité dans l’histoire coloniale. Le génocide culturel des populations autochtones fait partie de l’histoire du pays.»

Une chose est sûre: les colons suisses ont contribué à la conquête du Nouveau Monde. Près d’un demi-million de personnes ont déménagé en Amérique du Nord entre 1700 et 1914. En 1871, le Canada comptait 3000 Suisses, en 1981, ils étaient 76'310, selon l’historien des migrations Leo Schelbert. Les premiers sont venus en tant que mercenaires, puis en tant que commerçants de peaux de bison et de fourrures. Certains se sont établis fermiers, d’autres étaient missionnaires. Les prêtres partant prêcher la bonne parole partirent en raison du Kulturkampf, lors duquel l’État a fermé les monastères. Ceux d’Engelberg et d’Einsiedeln ont créé des monastères aux États-Unis et, ultérieurement des branches au Canada.

Au Canada, la destruction des cultures indigènes a été plus subtile qu’aux États-Unis. En fait de batailles sanglantes et de massacres organisés, les peuples indigènes se sont effacés en raison de l’anéantissement de leur moyen de subsistance, le bison.

Une grande partie de la population indigène est morte de faim et de maladies introduites telles que la variole, la tuberculose et la grippe. «Ces gens sont morts en silence», dit l’historien. De nombreux survivants reçurent une éducation occidentale par l’État canadien. Leur culture a été ainsi progressivement effacée dans des pensionnats autour desquels on découvre à présent des tombes.

Un traumatisme jusqu’à ce jour

Le Canada compte aujourd’hui 70'000 survivants de ces pensionnats. Le clergé les forçait à couper leurs longs cheveux et à porter des vêtements occidentaux. Ils furent baptisés avec des noms chrétiens et maltraités. C’est le sujet du documentaire «Abusés et rééduqués: les Premières nations du Canada», réalisé par la Française Gwenlaouen Le Gouil, lauréate de nombreux prix. Un survivant de l’Ontario raconte: «Je ne pouvais jamais dormir. Je pouvais entendre le padre rôder autour. Je craignais chaque nuit qu’il vienne me chercher.» Son cousin et ancien camarade de classe relate que l’un des Pères avait pour habitude de se retirer dans une cabane et de s’y flageller. «Il faisait toujours ça après avoir abusé d’un enfant. Tout le monde savait alors: il l’a encore fait. Il courait souvent jusqu’à la cabane.» D’autres enfants ont été battus, obligés de manger leur vomi. Nombre d’entre eux sont morts.

Le traumatisme s’étend sur plusieurs générations et a des conséquences jusqu’à aujourd’hui. Parmi les populations autochtones, l’alcoolisme et la toxicomanie sont rampants. Lorsque Lucien Menrath s’est rendu dans le village d’Attawapiskat, dans le nord de l’Ontario, en 2018, le chef lui a témoigné: «Deux ans plus tôt, 100 enfants de cette communauté avaient tenté de mettre fin à leurs jours.» Le taux de suicide chez les autochtones est 50 fois plus élevé que chez les Canadiens blancs, a-t-il ajouté.

«Le pape devrait s’excuser»

L'historien déplore que la Suisse n’endosse aucune responsabilité pour son héritage colonial. Le Canada compte plus de 40'274 Suisses de l’étranger. Lucien Menrath s’agace notamment lorsque les expatriés suisses se plaignent des revendications foncières des indigènes. Lors de l’émission de la chaîne publique suisse-alémanique SRF «Auf und davon» au Canada, on voit par exemple un émigré suisse au Canada dire à l’antenne: «Canada – kene do». Un jeu de mots suisse-alémanique bien connu qui se joue des accents et qui signifie, en substance, que le Canada serait une «terra incognita», vide d’habitants. «Les peuples indigènes étaient là bien avant cet émigré suisse qui se plaint des indigènes qui réclament leurs terres. Mais personne n’aborde ce sujet dans l’émission», dit Lucien Menrath.

Il nourrit cependant l’espoir que les perceptions changeront depuis la découverte tragique de ces tombes, qui ont contribué à rendre les injustices commises encore plus visibles. «Les découvertes de tombes ne sont que le début», dit Menrath. Le nombre d’enfants morts est désormais estimé à 10'000, contre 6'000 auparavant. À la suite de ces découvertes, des églises ont été incendiées, une statue de la reine Victoria a été renversée, tandis que prolifèrent sur les murs des villes canadiennes des empreintes de mains rouges, symbolisant le sang que le Canada a sur ses mains, légendé d’un slogan déchirant: «Nous étions des enfants». En 2008, le gouvernement canadien a présenté des excuses pour les crimes commis contre les Premières nations, et beaucoup d’argent a été alloué pour remédier aux problèmes sociaux qui gangrènent les populations indigènes. Ce n’est pas encore suffisant pour Lucien Menrath: «Le pape devrait aussi s’excuser, ce serait très important pour le processus de guérison.»

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