C’est un jeudi soir comme les autres dans le quartier de Steinenvorstadt à Bâle. Le Buddha Bar est un bar à l’aspect conventionnel, même s’il vend lui un produit un peu différent des ballons de rouge d’un bistro de quartier: en effet, nous observons une poignée de jeunes émerger du Buddha Bar munis de gros ballons noirs, achetés pour cinq francs à l’intérieur. Si les ballons ne s’envolent pas, eux s’apprêtent à planer. Ces sphères sont remplies de gaz hilarant. Une bouffée procure un flash de dix à vingt secondes, un état de vertige éphémère.
Certains clients du Buddha Bar peuvent consommer jusqu’à 50 ballons par soir, affirme un habitué de 25 ans qui souhaite rester anonyme. Sa consommation de gaz hilarant l’a mené à faire des folies en voiture, lorsqu’il a dépassé une voiture de police lors d’une manœuvre risquée. Si les autorités n’ont pas pu prouver qu’il avait inhalé du gaz hilarant, il a néanmoins été puni pour cette infraction au code de la route.
Une des fêtardes du groupe, Elena, 19 ans, est elle aussi est une habituée: «Je viens ici depuis que j’ai 15 ans, mon cousin m’emmenait. En une soirée, vous pouvez facilement dépenser jusqu’à 600 francs en protoxyde d’azote.» Elle a eu un problème de dépendance pendant un certain temps, admet-elle sans détour. «Le flash est addictif. J’étais là tous les soirs.» Aujourd’hui, elle vient moins souvent, assure-t-elle, avant d’entrer puis ressortir du bar avec deux ballons à la main.
«Vous êtes de retour très rapidement»
Ramona Flückiger est venue au Buddha Bar ce jeudi avec une amie. Ce n’est pas une habitude, elle nous explique s’y rendre une fois par an, pas plus. «C’est amusant. Le flash est impressionnant et très intense, comme si vous étiez quelqu’un d’autre dans un monde qui vous est propre. Mais vous êtes de retour sur terre très rapidement.» Elle n’a pas peur de devenir dépendante: «il faut juste en profiter avec modération».
C’est une image similaire qui s’offre à nous dans un autre club de Bâle, vendredi soir. Des fêtards plus jeunes, certains à peine majeurs, se voient proposer des ballons. De temps à autre, des jeunes femmes et hommes tombent inconscients et se tordent sur le sol pendant quelques secondes après avoir trop inhalé de gaz d’un coup. Un agent de sécurité parvient tout juste à rattraper une fêtarde avant qu’elle ne s’étale sur le sol.
Tout cela est entièrement légal.
Un premier bar interdit de vente
Le gaz hilarant ne tombe pas sous le coup de la loi sur les stupéfiants. Il est même disponible dans les commerces sous forme de capsules de café ou est utilisé dans le domaine technique, par exemple pour le tuning de voitures. Ce n’est que dans le domaine médical, par exemple chez le dentiste, qu’il relève de la loi sur les produits thérapeutiques. À Bâle, les autorités ont jusqu’à présent fermé les yeux. Environ huit bars et clubs vendent les ballons tant convoités et n’ont jusqu’à présent pas été inquiétés.
Cela pourrait toutefois changer. En effet, la police a récemment effectué des contrôles. Le porte-parole de la police, Toprak Yerguz, déclare que la police cantonale de Bâle-Ville «a signalé au département de la santé des observations pertinentes au sujet du gaz hilarant».
Le département de la santé le confirme sur demande. La porte-parole des médias, Anna Lüthi, explique que l’hélium et le protoxyde d’azote sont classés comme des substances dangereuses et ne peuvent être distribués commercialement qu’aux fins indiquées par le fabricant. «La distribution aux fins d’inhalation par l’être humain est interdite. Nous avons prononcé une interdiction de vente dans un bar récemment, sur la base de preuves évidentes.» Le département de la santé tente maintenant d’obtenir une interdiction générale, tout en refusant de préciser lequel des huit bars s’est vu proscrire la vente de gaz hilarant.
«Mon chiffre d’affaires a doublé»
«Je sais que c’est une zone grise», déclare Teyfik Yoksul, propriétaire du Buddha Bar. Mais lorsqu’il a commencé à vendre des ballons il y a quatre ans, il affirme avoir vérifié auprès des autorités. Celles-ci lui auraient donné le feu vert. «La police est aussi venue à plusieurs reprises», raconte Teyfik Yoksul. «Mais le protoxyde d’azote est légal. Je déclare tous les bénéfices et je suis un bon contribuable.» Les clients viennent dans son bar presque uniquement pour les ballons, détaille-t-il. «Mon chiffre d’affaires a au moins doublé, et j’ai maintenant deux fois plus d’employés».
Le week-end, des agents de sécurité veillent à ce qu’il n’y ait pas d’excès et à ce que personne ne tombe dans la rue. «Ils ne veulent pas que les consommateurs de ballons attirent l’attention d’une manière négative», affirme un initié.
Pour Teyfik Yoksul, cependant, les ballons ne sont pas une substance addictive. «C’est certainement moins mauvais que l’alcool et certainement beaucoup plus inoffensif que les drogues dures», affirme l’exploitant du bar. «Je veille aussi personnellement à la sécurité, j’ai par exemple retiré toutes les décorations dans le bar pour que personne ne se blesse.»
Les centres de conseil en toxicomanie ne connaissent guère le phénomène
Dans les centres de conseil en toxicomanie, la substance n’a effectivement jamais attiré l’attention des spécialistes. «Le gaz hilarant est un phénomène que nous connaissons à peine», explique Regine Steinauer, du service des addictions du département de la santé de Bâle. «Nous n’avons pas de personnes en consultation pour ce type d’addiction.»
Les conséquences à long terme d’une consommation sont des dommages possibles au cerveau et au système nerveux. Cependant, le gaz hilarant ne provoque pas de dépendance, selon les sites d’information courants à ce sujet. Le plus grand danger est la chute. Ceux qui abusent peuvent également se retrouver à l’hôpital en raison d’un manque d’oxygène au cerveau. À Bâle, trois personnes se sont rendues aux urgences en raison de l’utilisation de protoxyde d’azote en 2019, aucune en 2020. «Les intoxications au protoxyde d’azote sont occasionnellement traitées dans notre centre d’urgence», indique Caroline Johnson de l’Unispital de Bâle. «Il s’agit toutefois de cas isolés.»
Jusqu’à 25’000 francs de bénéfice par bouteille
L’interdiction pourrait avoir des conséquences financières importantes pour les bars concernés. Une grande bouteille de 15 litres coûte environ 150 francs, indique un fournisseur. Cela permet de gonfler jusqu’à 5’000 ballons, générant ainsi des revenus allant jusqu’à 25’000 francs. Les bouteilles sont achetées dans un garage de tuning à Bâle-Campagne ou auprès de boutiques en ligne néerlandaises. «Les bouteilles sont livrées dans des entrepôts à la frontière allemande et quelqu’un vient les chercher là-bas pour les faire passer à la douane. Dans le passé, les bars les faisaient passer avec de faux bulletins de livraison pour ne pas attirer l’attention. Mais la plupart des propriétaires de bars et de clubs déclarent désormais les bouteilles correctement, ce qui leur permet de récupérer la TVA», explique le fournisseur.
Teyfik Yoksul se déclare prêt à se battre juridiquement contre une interdiction générale à Bâle, si celle-ci devait être prononcée.
* Noms modifiés par la rédaction