La Méditerranée est le terrain de jeu oublié d'une crise migratoire qui persiste. Cinq ans après l'exode syrien et les photos chocs d'un jeune enfant sur une plage grecque, les bateaux (sur)chargés de migrants continuent de couler en mer et d'être interceptés par des garde-côtes libyens. Celles et ceux qui arrivent sur les côtes ou sont récupérés par des bateaux de sauvetage sont souvent dans un état de détresse physique et psychologique.
Ces bateaux d'ONG sillonnent la mer, en dépit des vents politiques contraires et des tempêtes légales qu'ils affrontent. Julie Melichar est une Neuchâteloise qui a participé à plusieurs de ces opérations de sauvetage. Cette année, elle était à bord du Geo Barents de Médecins sans frontières. Elle nous livre un témoignage poignant, mais aussi indigné, de ce qui se passe aux portes de l'Europe.
Il y a toutes ces fois où l’on a cherché des embarcations en détresse pendant des heures. Repéré au-dessus de nos têtes des avions européens qui transmettent des indications, probablement aux garde-côtes libyens, pour les trouver, certainement pas à nous. Il y a toutes ces fois où l’on a vu des points gris apparaître à l’horizon, avancer à pleine vitesse, cacher l’embarcation que nous approchions, puis revenir passer à côté du Geo Barents (le navire affrété par MSF, ndlr), des êtres humains plein le pont.
Lentement parfois, comme pour nous narguer. Ce sont les bateaux des garde-côtes libyens, dans la plupart des cas fournis par l’Union européenne ou l’Italie, qui interceptent femmes, enfants et hommes, et les retournent vers l’enfer qu’ils fuient – en franche violation du droit international. Voilà 10 jours que nous patrouillons à 12 milles marins au large de la Libye - dans les eaux internationales de la zone de Recherche et Sauvetage - que nous sommes témoins de ces interceptions. Chassés croisés pour des vies dont les droits continuent d’être violés. Europe de la honte.
Jour 1 – 10 Juin
Il y a cette matinée que l’on passe à zigzaguer sur l’eau, vers différentes positions de détresse, à s’user les yeux à travers les jumelles pour tenter de les distinguer des nombreux et minuscules bateaux de pêche. Dans une heure, nous devrions être auprès d’une embarcation qui nous a été signalée; je vais m’allonger dans ma cabine pour emmagasiner des forces. Remontant en passerelle, je vois mes coéquipiers observer à l’avant du Geo Barents les garde-côtes libyens approcher le bateau que nous cherchions. Soupir. Colère. Encore une interception. Je regarde sur tribord et soudain mon estomac se tord. Même sans jumelles, pas de place au doute: des silhouettes serrées les unes contre les autres se distinguent à l’intérieur d’une coquille de bois bleu.
« MSF team, MSF team, préparez-vous pour un sauvetage », grésille la radio.
Il y a Konan, sur cette coquille tanguant à ras de l’eau que nous venons d’approcher avec notre zodiac. L’odeur de l’essence s’échappant du moteur qui prend au nez et étourdit les esprits. Aucun gilet de sauvetage. Ses yeux dans les miens s’écarquillent quand le sauvetage s’accélère. «Orca Orca, Mike Mike, distribuez les gilets de sauvetage MAINTENANT», nous presse depuis la passerelle Ani, responsable du sauvetage.
Les garde-côtes libyens menacent le Geo Barents. S’ils arrivent trop près de nous, le sauvetage peut dégénérer très vite. Trop vite. Leurs manœuvres ont déjà coûté des vies. Nos procédures de sauvetage soigneusement répétées sont laissées de côté, la vitesse prime désormais. Nous distribuons à la hâte 26 gilets aux personnes qui rejoignent ensuite nos deux zodiacs.
Il y a Konan, à côté de moi maintenant, les genoux repliés sous le menton pendant que nous filons vers le navire. Et les larmes qui coulent le long de ses joues. Il y a tous ces pieds nus, mouillés, sur le sol orange et salé du zodiac. Et puis il y a cet homme, dont on distingue le col des deux chemises superposées au-dessus desquelles il a enfilé son pull. Tout ce qu’il possède est sur lui.
En passerelle, d’où les opérations du Geo Barents sont dirigées, on voit les garde-côtes libyens approcher. Et menacer à nouveau par radio, en arabe: «On vous a dit de vous éloigner et c’est la dernière fois. Ce que vous faites est mal et vous serez responsables de ce qui pourrait vous arriver. Vous voilà prévenus.»
Plus tard, un rescapé de ce premier sauvetage, Adama, me racontera qu’ils ont d’abord essayé d’éviter notre navire, croyant qu’il appartenait aux garde-côtes libyens. Ce n’est que quand ils ont vu le logo MSF peint en grand à l’extérieur qu’ils sont revenus vers nous.
«Certains avaient encore peur, mais je me souvenais avoir vu MSF travailler au Mali. Je leur ai promis que vous n’étiez pas les garde-côtes libyens.» Car les cicatrices sont souvent encore fraîches. «La dernière fois qu’ils nous ont interceptés, des personnes sont mortes dans l’eau, moi on m’a renvoyé en prison».
Jour 2 – 11 Juin
Le bal est ouvert. Les sauvetages s’enchaînent: 7 en 3 jours. «Bonjour, je m’appelle Julie, nous sommes là pour vous sauver. Vous êtes en sécurité maintenant, mais il faut que vous restiez calmes.» Depuis l’avant du zodiac, je répète ces mots au premier contact de chaque embarcation.
Rassurer les personnes à bord immédiatement, mais aussi garder le contrôle, éviter une vague de panique qui pourrait être fatale. A l’écoute de ces premiers mots, les réponses varient: des cris de joie et de soulagement retentissent certaines fois; d’autres sauvetages où règnent apathie et épuisement. Inhalations d’essence, mal de mer, déshydratation, manque de nourriture et insolation ont laissé leurs traces.
Il y a la question «English, français, arabi?», que je pose dès que l’attention des habitants de l’embarcation est captée. «Syria», me répond-on cette fois. S’ensuit une heure de contact constant, entre mots-clefs en arabe et communication non-verbale, avec les 97 personnes entassées sur le pont et dans la cale. A l’avant, il y a Amir, un homme d’une soixantaine d’années qui relaie calmement nos indications à ses compagnons.
Un geste pour indiquer de s’asseoir, un autre pour demander du silence. La coque de bois tangue de gauche à droit, des vagues bousculent son double pont. Pas le droit à l’erreur: sa ligne de flottaison est haute. Il suffirait que l’agitation monte, que trop de personnes se lèvent à la fois afin d’attraper un gilet de sauvetage pour que l’embarcation se retourne. Des dizaines de personnes seraient projetées à l’eau. Savent-elles nager? Celles dans la cale y mourraient probablement, coincées et étouffées. Mieux vaut ne pas y penser, focaliser toute son attention pour maintenir le calme à bord.
Il y a la lenteur des personnes qui sortent de la cale, ankylosées, une à une. Elles peuvent enfin se déplier, protègent d’une main leurs yeux éblouis par cette clarté nouvelle, esquissent un sourire. «C’est fini, maintenant.» Tout à l’avant, il y a deux adolescents, serrés dans les bras l’un de l’autre. J’essaie de leur sourire. Ils pleurent, sans cesse, et se caressent la tête pour se réconforter. Ils sont frères et viennent du Bangladesh, apprendrai-je ensuite sur le pont. Chaque nuit à bord, ils dormiront l’un contre l’autre, les doigts entrelacés, sur le sol juste à côté des toilettes.
Au loin, on distingue l’ouverture sombre vers laquelle notre zodiac se dirige et qui indique l’endroit par lequel les rescapés vont entrer dans les entrailles du Geo Barents. Aspirés vers des rives plus sûres. La Libye, c’est fini. «Bienvenue à bord.»
Jour 3 – 12 Juin
Il y a ces appels à la radio que j’ai cru entendre toute la nuit. Une nuit au sommeil entrecoupé par la peur de les manquer: le Geo Barents cherche encore des embarcations signalées en détresse. A 5h45, l’appel devenu familier finit par retentir. Cinq minutes plus tard, équipement de sauvetage enfilé et regroupés en cercle, nous sommes briefés par Antonin, qui coordonne l’action sur l’eau : «On va vers une embarcation sous une plateforme pétrolière, difficile de dire combien ils sont mais on a vu des personnes tomber à l’eau. Il faut se préparer pour un sauvetage critique».
A 6h, les zodiacs sont sur l’eau. Les lueurs de la grosse boule rouge au-dessus de l’horizon dessinent les contours métalliques de la plateforme qui surgit de l’eau. Splendide spectacle. Il ajoute une couche de surréalisme au moment. Dans ma tête, je repasse les gestes pour sortir de l’eau des personnes tombées par-dessus bord, maintes fois répétés. A notre arrivée, les personnes à l’eau ont déjà pu être récupérées. Soulagement. Rien d’autre à signaler qu’une hypothermie généralisée après une nuit passée mouillés sous les étoiles.
Il y a deux autres embarcations en bois, avec des personnes entassées dans la cale, sans lumière et avec bien peu d’air, qui attendent. Cela continue. « Est-ce qu’il y a des enfants à bord? Des femmes enceintes? » Réponses positives. Une après l’autre, les personnes attrapent nos mains et se hissent sur les zodiacs. Lors d’un trajet vers le Geo Barents avec une trentaine de personnes à bord, l’un d’eux, Malik se penche à mes côtés: «On est parti il y a trois jours. Cette nuit, il y a quelqu’un qui est mort. Il est tombé à l’eau, on l’a cherché, appelé, mais impossible de le retrouver. Il faut prévenir sa famille.»
Une fois arrivé sur le Geo Barents, assis sur les marches des toilettes, Issam m’apostrophe: « Tu sais, les enfants pleuraient beaucoup sur notre bateau. On n’avait plus rien à manger. J’étais dans la cale du bateau et on arrivait plus à respirer. Quand vous êtes arrivés pour nous sauver, on avait plus d’essence. Cela faisait trois jours qu’on était en mer.» Que font les Etats, les autorités maritimes, à part regarder ces humains mourir ou créer un système pour les renvoyer de force vers la Libye?
Avant de partir pour le dernier sauvetage, je m’excuse auprès d’Adama, arrivé avec l’équipe du premier jour qui nous aide depuis à distribuer les kits aux personnes nouvellement arrivées. Il tentait de dormir et doit pour la sixième fois se lever et aller à l’arrière du pont. «Ce n’est pas grave tu sais, c’est important ce qu’on fait. On sauve des vies», me répond-il.
Il y a ces 410 personnes à bord, ce soir. Ces vies, 410, qui ne finiront ni au fond de la mer ni dans les centres de détention libyens. Un quart de ces personnes ont moins de 18 ans et ne sont pas accompagnées. Des gosses qui ont probablement traversé plus de difficultés que la plupart de notre équipe réunie. Passer la tête sous la douche, fermer les yeux un moment, et c’est l’heure de prendre mon quart.
En haut des escaliers menant au pont des femmes, un enfant me fonce dessus en courant, un sourire éclatant aux lèvres. Surprise. Je n’avais pas vu cette boule d’énergie arriver à bord du haut de ses trois ans. Sa mère a préféré risquer la vie de son fils Amin sur l’eau plutôt qu’en Libye. Un peu plus tard, elle recouvrira d’un drap ses épaules paisiblement endormies sur le sol de bois. Point final d’une longue journée. Aujourd’hui, c’est la vie qui a gagné.
Jour 4 - 13 Juin
Il y a le quotidien qui s’organise à bord, les distributions de nourriture, de masques et d’habits, les soins médicaux. Et aussi les paroles qui se libèrent, les moments qui se partagent.
Il y a Endris, qui m’aide à traduire les mots de bienvenue pour un groupe d’Ethiopiens et d’Erythréens et le fera jusqu’à notre arrivée. «Nous ne savons pas combien de temps nous allons rester ici, ni où nous pourrons débarquer. Ce qui est sûr, c’est que nous n’irons pas en Libye. La Libye, c’est fini.», traduit-il en amharique. A ces mots résonnent acclamations, applaudissements et cris de joie. Comme à chaque fois.
Il y a les yeux espiègles d’Omar, plissés sous sa casquette, quand l’adolescent syrien vient me demander: «Tu veux que je t’aide avec le thé?». Nous passerons les minutes suivantes à circuler entre les petits espaces qui restent au sol, entre les hommes entremêlés qui terminent leur repas matinal, pour distribuer du thé brûlant. Des minutes qui se transforment en rituel les jours à venir.
Il y a Mohammed, qui m’a déjà approchée la veille. «J’aimerais te raconter ce qui est arrivé à Kamil, l’homme qui est tombé par-dessus bord et est mort. Tu as du temps maintenant?». Mohammed, c’est l’homme qui nous aidait à relayer les instructions pendant le sauvetage avec les femmes et les enfants. Une maigreur élancée, une voix rude et exigeante pendant le sauvetage, puis une patience et une écoute infinies lors des tensions pour lesquelles il agira comme médiateur au cours des prochains jours.
Hassan est parti du Darfour, Soudan, et monte les escaliers vers la clinique d’un pas lent et peu assuré. « Le bateau était surchargé, il n’y avait aucun espace libre. Vers minuit ou une heure du matin, j’ai vu mon ami allongé au bord du bateau, endormi. Il y avait des vagues, il était faible. Il a dormi une quarantaine de minutes, puis s’est réveillé, s’est mis debout, et il est tombé par-dessus bord ! La plupart des gens pleuraient sur le bateau, en disant qu’on devait le chercher. On a fait demi-tour, cherché deux, trois, quatre fois… On a appelé. «Kamil, Kamil, Kamil».
On ne l’a pas trouvé, rien vu, ni entendu de voix.» Kamil voyageait avec une amie, Sarah. Nous allons la chercher. Dans ses mains, elle tient encore le téléphone de Kamil. «Quand nous serons arrivés, je pourrai l’ouvrir et informer ses proches de la mort de Kamil. »
Et puis le compte des jours se perd
La tension monte. Le bruit assourdissant du moteur se mêle aux 410 voix, à la chaleur moite de ce mois de juin, à l’épuisement de la traversée, à l’incertitude du futur. L’absence d’espace pour s’allonger de tout son long. Les difficultés à s’endormir. Les questions qui reviennent : « Vous-êtes certains qu’on ne retourne pas en Libye ? ». Pendant un quart de nuit, je m’assieds discuter avec un groupe encore éveillé. Amir, l’homme aux rides plus nombreuses que les années, nous rejoint en marchant délicatement entre les corps endormis.
Sous le masque FFP2 bleu qu’il a apporté lui-même, il raconte la Syrie, les bombes, son village détruit. Ses neuf années au Liban, puis l’emprisonnement en Libye. D’une fourre plastique soigneusement pliée pour former un morceau d’un centimètre carré, à son tour entourée de plusieurs couches de scotch, il sort une lettre. Elle a été rédigée par le responsable de l’église maronite où il travaillait, et demande aux autorités allemandes de laisser Amir entrer en Europe car ses enfants s’y trouvent.
Il y a Rohan, un adolescent qui m’approche un matin les yeux rivés au sol. « Je dois te parler de quelque chose ». Il raconte sa vie au Bangladesh, comment il a été victime d’un trafic d’êtres humains vers Dubaï, puis y a été vendu et forcé à travailler. Il montre les cicatrices laissées par les cigarettes brûlées sur sa peau par son tortionnaire. Il décrit sa fuite vers la Libye, où il se retrouve emprisonné à nouveau. Où son geôlier le bat à coups de bâton et lui fait subir des violences sexuelles.
Ses yeux restent secs. «J’ai déjà trop pleuré...» Il raconte que sa maison et sa famille ont été emportés par une crue au Bangladesh. «Tout ce qu’il me restait, c’était une photo de ma maman. Et cela fait deux jours que je n’arrive même plus à la retrouver sur le bateau. J’ai tout perdu maintenant.»
Ce n’est pas la première fois que j’embarque sur un navire de sauvetage en Méditerranée centrale, mais jamais je n’avais entendu autant d’histoires d’interceptions. Presque tous ont déjà tenté la traversée, une, deux, trois fois. Jusqu’à sept fois pour John, un soudanais chrétien aux yeux rougis et souvent un peu à l’écart. Sept.
Sept tentatives, sept interceptions, presque toujours terminées dans un centre de détention, où continue le cycle d’abus et de mauvais traitements si largement documenté mais encore impuni. Conséquences indirectes mais visibles de l’argent qui se déverse, au fil des années et à travers divers canaux, des poches européennes vers celles libyennes.
Depuis janvier 2021 jusqu’à présent, plus de 25'000 personnes ont été interceptées en mer et retournées en Libye, soit près du triple que pendant la même période l’année précédente. Pour Kamal, celle-ci était la cinquième tentative. Il en raconte une précédente : «C’était avec un bateau en bois, nous étions environ 50 personnes. Nous sommes partis vers une heure du matin et avons passé un jour et demi sur l’eau avant que les garde-côtes libyens nous interceptent. Ils nous ont renvoyés à Al-Khoms. Quand on est arrivés au port, on a essayé de s’échapper avant qu’ils nous renvoient en prison. Nous étions neuf soudanais à avoir réussi à nous échapper. La police a ouvert le feu sur nous. Deux de mes amis ont été tués, d’autres blessés.»
Et puis, il y a Mohammed qui veut me lire les mots qu’il a écrit pour sa mère dans l’éventualité où il perdrait la vie en mer. « Je ne suis pas triste si je me noie dans la mer, mais je pleurerais la douleur que j'infligerais à ma mère. J'aime tellement ma mère. Je suis vraiment désolé, maman, ma mère, ma chère, mon âme, tu es tout pour moi dans ce monde. J'ai vraiment souffert de cette vie sur terre. Cette fois, c’est soit la traversée, soit la tombe. Les vagues de nous trahir. » Il me tend les belles lettres manuscrites qu’il a recopiées à l’arrière de la notice d’instructions pour faire chauffer son repas.
Il y a ces bagarres qui continuent d’éclater. La tension est trop forte. L’angoisse de ne pouvoir annoncer à sa famille que l’on est vivant, que l’on fait partie de ceux qui ont survécus. De savoir la peur que l’on génère chez les personnes qu’on aime. Et de ne pas savoir où et quand on va arriver. L’attente, toujours difficile, devient insupportable. Cela fait une semaine que nous demandons aux autorités maritimes de nous permettre d’accoster dans un port. Sans succès.
Je regarde ces 410 personnes et devant mes yeux dansent aussi les constats formels des rapports des organisations internationales. Pour les personnes avec qui nous avons partagé la semaine écoulée, la Libye a pu être synonyme de mises à mort illégales, disparitions forcées, torture et mauvais traitements, viol et violences sexuelles, détention arbitraire, travail et exploitation forcés aux mains d'acteurs étatiques et non étatiques. Une liste de violations sur laquelle les Etats et institutions européennes ne font pas que fermer les yeux, mais qui sont les conséquences d’un système encouragé par un fond monétaire européen, une assistance navale et aérienne, un transfert de matériel et de connaissance. Tout ceci dans un climat d’impunité quasi-totale.
L’arrivée en lieu sûr
Il y a ce matin où, enfin, on peut prononcer les mots magiques. Debouts sur un banc, un mégaphone devant la bouche, on annonce: « Un lieu de débarquement nous a été assigné : nous allons en Italie ! ”. Cris, joie, danses. Nous y sommes, presque. C’est une joie douce-amère cependant, car chaque minute passée sur ce pont a été une minute de trop. Une minute inutile que les décideurs politiques pourraient éviter s’ils prenaient leurs responsabilités et mettaient en place un véritable mécanisme de débarquement coordonné. Une minute qui ne fait que prolonger les souffrances physiques et psychologiques que tous les survivant ont traversées, le long de leurs chemins migratoires, en Libye ou en mer.
Il y a alors l’angoisse de savoir où l’on va débarquer qui se retrouve peu à peu remplacée par les questions sur la suite. L’horizon commence à s’ouvrir. «Tu habites où toi ? C’est comment la Suisse ? Et l’Italie, c’est comment ?». Yacouba, jeune Ivoirien aux nombreuses cicatrices laissées par la torture qu’il a subie en Libye, m’interpelle d’une voix qui semble un peu stressée : «Julie, j’ai une question, tu me dis quand tu as un moment?». Et puis avant que le débarquement commence, sa question qui résonne dans cette nuit de veillée : «En Europe, tu penses que je pourrai aller à l’école?»
*Les prénoms ont été changés.