C'est une grondement soufflé par le brouhaha des manifestations et des émeutes provoquées par le meurtre de George Floyd à Minneapolis le 25 mai 2020. «Abolissons la police!» Bien que marginal aux Etats-Unis, le mouvement pour le démantèlement du système pénal — notamment porté par l'ultra-célèbre militante afro-américaine Angela Davis — y connaît un nouvel essor. En Europe, il est quasi inexistant.
En sciences sociales, il a ses chantres, dans la foulée du philosophe français Michel Foucault. La criminologue Gwenola Ricordeau en fait partie. Professeure associée en justice criminelle à l'Université d'Etat de Californie à Chico, la Française était de passage à Genève le 10 janvier pour présenter «1312 raisons d'abolir la police», son dernier ouvrage, paru en ce début d'année 2023.
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L'occasion de lui poser toutes les questions soulevées par les textes des autrices et auteurs réunis dans ce livre, dont le titre fait référence au slogan «All Cops Are Bastards», «Tous les policiers sont des bâtards». Pourquoi vouloir se débarrasser de la police? Comment vivre en sécurité sans elle? Comment prévenir les meurtres et les viols, comment les résoudre, comment donner satisfaction aux victimes, sans police? Le problème est-il le même en Suisse qu'en Amérique du Nord? Commençons par la première page.
Les premiers mots de votre livre sont: «Je déteste la police». Pourquoi haïssez-vous les forces de l’ordre?
Si on se place dans le camp des luttes progressistes, on se confronte à l'Etat et à son bras armé, la police. Et donc, pour moi, cette formule dit une conflictualité, un antagonisme. Bref, le fait que, pour le camp des progressistes, la police est un ennemi.
Un ennemi, carrément?
La police ne remplit pas la fonction qu'elle est censée assurer. On nous martèle que la police assure «notre» sécurité, mais ce n’est que la sécurité de certains. Elle a surtout pour fonction de maintenir un ordre social éminemment inégalitaire: l'ordre social du capitalisme, du racisme et du patriarcat. Lorsqu'on s'oppose à cet ordre-là, on se heurte à ce qui le protège: la police. Non seulement la police ne fait pas ce qu'elle est censée faire, assurer la sécurité, mais elle nuit à la qualité de vie en société, et pas seulement à cause des violences policières et des homicides policiers.
Vous êtes universitaire. Sur quoi vous basez-vous pour affirmer que la police n'assure pas la sécurité de la population?
Beaucoup de travaux montrent que l'activité policière a très peu d'influence sur le niveau des délits et des crimes. Le politologue et chercheur étasunien David Bayley qualifie cela de «secret le mieux gardé de la vie moderne». Les réels facteurs qui influencent la criminalité sont, par exemple, la répartition des richesses, les cycles économiques, les événements politiques, une pandémie. Mais il faut même aller au-delà: la police n'est même pas très efficace pour résoudre les crimes et les délits. L'essentiel de ceux-ci ne sont pas résolus par la police elle-même: la plupart du temps, les auteurs sont de notoriété publique, se dénoncent eux-mêmes, etc.
Tout ça est démontré par des études universitaires? Vous avez des chiffres?
Les taux d’élucidation sont l’objet de nombreux travaux et ils varient selon les types de crime, mais aussi selon les pays. On sait largement que les viols ont des taux d’élucidation très bas. La chercheuse étasunienne Shima Baughman estime que le taux d’élucidation des cambriolages est de 3%, celui des viols de 12% et des meurtres de 50%. Bref, la police qui résout des crimes, c’est surtout un mythe.
Le titre de votre ouvrage est «1312 raisons d’abolir la police». Populaire dans les milieux militants d’extrême gauche, le nombre 1312 fait référence aux lettres du slogan «ACAB», pour «All Cops Are Bastards» («Tous les policiers sont des bâtards», en français). Vous êtes scientifique, mais vous faites des raccourcis. Tous les policiers ne sont pas mauvais, non?
Il ne s'agit pas de distinguer de bons et de mauvais policiers ou de dire qu'il existe une bonne et une mauvaise police. L’abolitionnisme rompt avec le discours selon lequel le problème de la police, ce sont certains individus, qu'il n'aurait pas fallu engager, qu'il faudrait mieux former ou qu'il faudrait condamner. L’abolitionnisme dit que la police porte atteinte à la qualité de vie en société et que la question n’est pas celle de certains policiers, mais celle de l'institution elle-même. La police n'est pas dans le camp du progrès social, mais de la réaction. Le titre du livre reprend ce slogan qui a l’intérêt de ne pas tomber dans la rhétorique réformiste «bons policiers» contre «mauvais policiers». Le but du livre est de donner des outils politiques pour aller au-delà d’une simple détestation de la police, de fournir des cadres d'analyse.
La police n'est-elle pas simplement dans le camp de l'Etat de droit?
Le droit, c'est le droit des dominants. Cet Etat de droit, c’est celui dans lequel tant de femmes soient victimes de violences sexuelles et conjugales, un Etat raciste, un Etat qui écrase les travailleuses et les travailleurs pendant que d'autres s'enrichissent. Je ne vois pas d'intérêt à défendre cet ordre foncièrement inégalitaire.
Mais, tous les jours, il y a des victimes d’infractions, de crimes. Sans police, ne serait-ce pas le retour de la loi de la jungle?
Le chaos, la souffrance, la loi de la jungle, c'est aujourd'hui. L’idée que la police serait la solution, c’est une illusion. On a sous nos yeux le fait que la police ne fonctionne pas.
Concrètement, comment pourrions-nous vivre en sécurité sans police? Ça semble irréaliste. Vous écrivez vous-même que nous n’avons aujourd’hui «pas d’exemple de société ne recourant à aucune forme de coercition»…
Il faut commencer par réaliser que, aujourd'hui, nous nous passons de police pour gérer l’essentiel de nos conflits et de nos préjudices. La police et le système pénal ignorent la plupart d’entre eux.
Par exemple?
Les viols: très peu sont connus de la police. En France, c'est seulement un sur dix. Même chose pour les vols, beaucoup ne sont pas connus de la police. Idem pour les insultes ou les menaces. Beaucoup de choses qui pourraient relever du délictuel et du criminel ne sont pas connus de la police.
Mais ce n'est pas pour autant qu'on arrive à les résoudre sans la police, non?
Je ne dis pas qu'on les résout bien, je souligne que tout ne passe pas par la police, aujourd'hui déjà. Ce qui montre que nous n’envisageons pas l’abolition de la police comme un vide. On a des savoirs pour résoudre des conflits. Ce à quoi les abolitionnistes aspirent, c'est à un changement de société. L'idée n'est pas d'abolir la police dans le cadre actuel. Il faut aussi penser à des manières non punitives de résoudre les préjudices et les torts.
Quelles seraient ces solutions?
L'abolitionnisme se base aussi sur des expérimentations et de pratiques communautaires où l'on se passe de la police, du système pénal. Ces pratiques se développent dans des communautés qui souvent ne peuvent pas faire appel à la police sans être criminalisées. Et qui s'organisent pour répondre aux besoins des victimes, des auteurs et des communautés, pour réfléchir à changer les conditions qui ont permis à un crime ou un délit de se produire.
Permettez-moi d'insister. Avez-vous des exemples de ce qui peut être fait en matière de justice transformatrice ou réparatrice, évoquées dans votre ouvrage, en cas de viol ou d'agression?
Cette question était celle d’un précédent ouvrage: «Pour elles toutes — Femmes contre la prison». En bref, on peut faire le bilan d’une justice pénale et punitive qui ne prévient pas le crime et qui répond mal aux besoins des victimes. En Amérique du Nord, et de plus en plus en Europe, des communautés s’organisent pour répondre à des préjudices sans recourir au pénal, ni à la punition.
Si je vous dis que vous êtes utopiste, vous me répondez quoi?
Ce qui me parait utopiste, c'est de penser qu'un jour, on aura une bonne police. Une police qui ne serait pas sexiste, pas raciste, pas violente.
Tout un chapitre de votre ouvrage soutient d'ailleurs qu’il ne sert à rien de réformer la police, que la police de proximité, de quartier, dont le travail est de faire de la prévention, est un leurre. Pourquoi?
Si on prend du recul historique, on observe que les réformes de la police ont généralement assez peu d'effets sur, par exemple, le recours à la violence de la part des policiers. D'abord, il y a des scandales, relayés par les médias, liés à des violences policières, puis des réformes, voulues par la politique, et, enfin, un retour au statu quo. Parce qu'on ne peut pas changer la nature de la police dans une société capitaliste, raciste et patriarcale.
Vous avez des exemples d'échecs de réforme?
Prenez le cas de George Floyd. Il a été tué par la police de Minneapolis, qui était une des polices les plus réformées des Etats-Unis. Autre exemple: depuis son meurtre il y a deux ans, il y a eu une fièvre réformatrice aux Etats-Unis, mais le nombre de personnes tuées par la police n'a pas diminué et aurait même eu tendance à augmenter en 2022.
Les autrices et les auteurs que vous citez basent leurs analyses sur les Etats-Unis. Le mouvement abolitionniste y a d’ailleurs connu un nouvel essor après le meurtre de George Floyd par le policier Derek Chauvin en mai 2020 à Minneapolis. Peut-on transposer la situation américaine à l’Europe occidentale et à la Suisse?
Aux Etats-Unis, les réformistes mobilisent souvent l'exemple de meilleures polices que seraient les polices européennes. Lorsqu'on est en Europe, on mobilise régulièrement l'exemple d'une police voisine. Or, pour moi, il n'y a pas de différences fondamentales entre toutes les polices, même s'il existe des nuances. Toutes ces polices sont racistes et au service du capitalisme. Certes, la police étasunienne tue plus que n'importe quelle police occidentale, mais, à la fin, elles ont toutes la même fonction. Pour moi, les analyses étasuniennes peuvent être transposées, voire être sources d’inspiration pour l'espace francophone d'Europe occidentale.