L’année dernière, le Touring Club Suisse (TCS) a fêté ses 125 ans. Mais n’allez pas croire que ses quartiers généraux, à Ostermundingen dans le canton de Berne, prennent la poussière: les luxueux bâtiments de 12’000 m2 ne sont sortis de terre qu’il y a quelques mois, en septembre dernier. Un centre d’information sur l’électromobilité y a été inauguré. C’est là que nous rencontrons Peter Goetschi, et Jürg Wittwer, respectivement président central et directeur général du TCS.
Après 125 ans, le TCS est-il encore à la page?
Jürg Wittwer: En 2021, nous avons apporté notre aide environ 470’000 fois, que ce soit sur la route, à l’étranger, pour une information juridique ou au sujet du Covid. Faites le calcul: cela équivaut à une assistance toutes les 70 secondes, toute l’année. Voilà qui devrait répondre à votre question.
Comment les besoins de vos membres ont-ils évolué au fil des décennies?
JW: La mobilité a, vous vous en doutez bien, énormément évolué. Nous avons commencé en tant que club pour cyclistes! Depuis, la voiture s’est ajoutée, mais aussi le train, l’avion, les scooters électriques et même les drones. Quoi qu’il en soit, deux thèmes sont centraux: comment aller de A à B de manière optimale? Et comment rendre la mobilité plus écologique?
Que répondez-vous à ceux qui considèrent le TCS comme un lobby des automobilistes?
JW: Nous avons été fondés par des cyclistes et c’est nous qui avons tracé les premières pistes cyclables de Suisse. Nous sommes le plus grand loueur de vélos cargos en Suisse et la seule organisation à proposer un service de dépannage de vélos sur l’ensemble du territoire. Pourtant, 80% des kilomètres sont parcourus en voiture en Suisse. C’est un fait.
Peter Goetschi: Pour nous, ce qui est important est de ne pas aborder la mobilité de manière dogmatique. Nos membres ont, eux aussi, une approche pragmatique du sujet.
Certains veulent éviter la voiture pour des motifs de protection du climat. Qu’en pensez-vous?
JW: Le TCS s’adresse à toutes les personnes mobiles. Ceux qui ne se déplacent qu’à vélo peuvent choisir une affiliation non liée à la voiture. Toutefois, nous vivons dans une société axée sur l’automobile. Le TCS est le miroir de cette société et nous suivons son évolution.
Il y a un paramètre générationnel dans l’évolution des comportements. Est-ce que le TCS s’adresse toujours aux jeunes?
JW: L’année dernière, nous avons accueilli 45’000 nouveaux membres et la proportion de jeunes au sein du club est supérieure à la moyenne. L’approche pragmatique de la mobilité caractérise surtout la jeunesse: elle ne veut pas de voiture personnelle — ou alors elle l’emprunte aux parents en cas de besoin. Quelle que soit la constellation, nous sommes là en cas d’urgence. C’est notre rôle: nous aidons ceux qui ont besoin de nous.
Mais vous intervenez également dans les discussions politiques.
JW: Cela fait aussi partie d’une organisation d’urgence.
PG: (Rit.) Nous avons pour mission de défendre les intérêts de nos membres. Lorsque nous apportons notre expertise, nous ne faisons rien de plus. C’est dans ce cadre que nous avons un service de conseil en mobilité, un département pour la sécurité routière ou encore un service politique. Et notre «académie de la mobilité» permet de scrutin l’avenir pour anticiper des développements. Quitte à poser des questions un peu osées.
Comment reconnaissez-vous les intérêts des membres?
PG: Grâce à notre organisation fédéraliste avec 23 sections cantonales, nous sommes proches des gens et de leurs préoccupations. C’est toujours important, même dans le monde numérique.
Auto Suisse, l’association des importateurs, se plaint souvent de ne pas être entendue à Berne. Le TCS a-t-il plus de chances sous la Coupole?
PG: Tout le monde aimerait être mieux entendu dans la Berne fédérale, évidemment. Nous essayons de rester pragmatiques.
Vous l’avez dit: la voiture représente 80% des kilomètres. Pour beaucoup, c’est un problème. Le TCS lui-même aimerait augmenter le report vers les transports publics.
PG: Pour moi, ce n’est pas la bonne approche. Ce que l’on appelle transport individuel motorisé (TIM) est en train de vivre une révolution avec l’électrification et la conduite en réseau. Les frontières entre le TIM et les transports publics sont appelées à s’estomper. Dans quelques années, une voiture automatisée et partagée sera-t-elle un TIM ou un TP?
JW: Ce que l’on oublie souvent dans ces discussions, c’est que la voiture sert dans la grande majorité des trajets à la vie quotidienne. Il est bien plus rare que ce soit un moyen de transport ludique.
Comment définiriez-vous le «bon» moyen de transport?
PG: Chacun a ses forces et ses faiblesses. Un train est idéal si l’on veut emmener beaucoup de monde d’un point A à un point B aux heures de pointe. Un tram presque vide à dix heures du soir en ville est-il encore la bonne solution? Nous devons poser les bonnes questions, et non pas simplement modifier la répartition modale en faveur des transports publics.
En général, pragmatisme et compromis sont les maîtres-mots en politique suisse. Pourquoi lorsque l’on parle de mobilité, le contexte devient-il si idéologique et émotionnel?
PG: En réalité, ces combats auraient dû prendre fin avec la mise en place d’un fonds routier et d’un fonds ferroviaire, tous deux décidés par le peuple. Mais certaines tensions subsistent malgré tout. Nous devons sortir du débat idéologique. Non pas parce que je trouve l’idéologie mauvaise, mais parce que nous devons garantir et optimiser la mobilité qui nous est indispensable. Cela ne peut pas se faire sans coopération. En ce sens, la numérisation va aider à mettre en réseau les modes de transport.
La mobilité n’est pas une fin en soi. Qui parle de mobilité ne devrait-il pas aussi parler, par exemple, d’horaires de travail flexibles?
PG: Vous mettez le doigt là où ça fait mal. Prenons le débat sur la tarification de la mobilité: il est clair que des taxes d’utilisation supplémentaires pendant les pics de trafic pourraient les briser. Mais cela toucherait surtout les personnes qui doivent être sur leur lieu de travail à 8 heures. Pour nous, ce n’est pas la bonne solution. C’est pourquoi il faut assouplir les horaires de travail et tirer les bonnes leçons de ce qui a été fait pendant la pandémie.
Mais le sentiment est que le trafic n’a guère diminué pendant la pandémie.
PG: Le développement a été assez intéressant: en semaine, puisque beaucoup de monde était en télétravail, le trafic a diminué. Mais il a augmenté durant les week-ends, puisque les gens avaient besoin d’évasion.
Comment gérer politiquement la mobilité?
PG: La politique est parfois à côté de la réalité. Nous devons nous baser sur la réalité plutôt que de fixer des objectifs qui sont des souhaits éloignés de celle-ci.
JW: Je suis convaincu qu’en matière d’électromobilité, nous avons dépassé le point de basculement. Nous sommes plus avancés que prévu. Cela va augmenter massivement la pression de la société sur la politique pour qu’elle crée les conditions-cadres nécessaires.
Quelles évolutions voyez-vous à court terme?
JW: Le besoin d’information est grand. Il ne s’agit pas seulement des voitures et de leur autonomie, mais de toute l’infrastructure, jusqu’aux cellules solaires sur le toit. Nous avons mis en place une ligne téléphonique de conseil à cet effet, nous organisons des journées E-Mobility avec des essais de véhicules et nous aidons les membres à analyser leur comportement en matière de mobilité.
PG: C’est surtout au niveau des infrastructures de recharge dans les locatifs que le bât blesse — nous devons aller beaucoup plus vite!. Pour les propriétaires de villas individuelles, c’est beaucoup plus facile. Mais la Suisse reste un pays de locataires — ils ne peuvent rien faire sans l’autorisation du bailleur. Et il y a aussi les propriétés par étages (PPE), où tout le monde doit se mettre d’accord.
En Allemagne, il existe déjà un «droit au chargement». Et en Suisse?
PG: Ancrer un tel droit dans la loi par le biais du Parlement prendrait beaucoup trop de temps. Les propriétaires devraient être conscients que sans possibilité de recharge, leur appartement en location risque d’attirer moins d’acheteurs potentiels dans cinq ans. Dans le parc existant, il vaut donc mieux convaincre que légiférer. Pour les nouvelles constructions, il existe un cadre juridique.
JW: Il est également important d’avoir une certaine sécurité. Nous proposons aujourd’hui déjà un service de dépannage spécial: si le matin, votre voiture électrique ne s’est pas chargée en raison de problèmes techniques, le TCS est là pour vous aider.
Qu’en est-il des aides financières de l’État?
PG: Des incitations fiscales sont prévues dans la nouvelle législation sur le CO₂, par exemple pour les infrastructures de recharge dans les immeubles collectifs. Mais une entrée en vigueur à partir de 2025 nous semble un peu trop tardive.
La limitation à 30 km/h dans beaucoup de zones — toujours plus nombreuses — de Zurich fait débat. Quelle est votre position à ce sujet?
PG: Pour nous, ce n’est pas la bonne approche. Nous avons besoin d’un régime de vitesse différencié avec une hiérarchie des routes, certaines orientées trafic et d’autres dans les agglomérations.
Qu’entendez-vous par-là?
PG: Les villes ne sont pas des îles! Elles sont intégrées dans le réseau des routes cantonales et des autoroutes — qui d’ailleurs, en Suisse, ne sont pas des autoroutes à proprement parler, mais des routes de contournement. Ce système doit rester fonctionnel, et cela ne fonctionne que si l’on tient compte d’une hiérarchie dans le réseau de transport. On ne peut pas passer directement de l’autoroute à une zone 30…
Vous reprochez ainsi aux villes de réfléchir de manière trop isolée.
PG: Cela va en partie dans ce sens. Évidemment que nous souhaitons que les quartiers résidentiels soient tranquilles. Mais la limitation à 30 km/h sur l’ensemble du territoire peut, à ce titre, se révéler contre-productive: l’automobiliste cherche alors simplement le chemin le plus court, quitte à traverser des zones résidentielles. Cela peut faire augmenter le trafic dans des zones où l’on ne veut pas.
JW: Je constate que nos membres partagent notre avis: selon un sondage, 68% rejettent une limitation générale à 30 km/h dans les villes; 84% veulent conserver le régime actuel. Pourtant, près des trois-quarts se prononcent en faveur d’une vitesse de 30 km/h sur les routes secondaires et de quartier. Et il n’y a pas de différence entre les personnes interrogées en ville et à la campagne.
Que proposez-vous donc pour les villes?
PG: Si nous voulons la multimodalité, nous avons besoin d’un univers global qui fonctionne. Malheureusement, la plupart des plateformes se concentrent sur les transports publics: on arrive en train, on continue en car postal ou en bus. Nous devons aussi y intégrer la mobilité individuelle, qui reste une réalité.
De quels leviers dispose le TCS, au-delà des sondages?
PG: Le conseiller national Peter Schilliger (PLR/LU) a déposé une motion au niveau fédéral visant à garantir la fonctionnalité du réseau routier. Les villes n’apprécient certes pas que l’on empiète sur leur autonomie, mais c’est là qu’il faut des conditions-cadres. Deuxièmement, nous nous adressons également aux cantons et discutons avec les villes par le biais de nos sections locales.
Qu’est-ce qui est essentiel pour vous dans la mobilité du futur?
JW: Nous devons continuer à avoir le choix de la manière dont nous nous rendons d’un point A à un point B. Avec l’e-mobilité, la voiture sera plus écologique et moins chère à long terme. Dans dix ans, j’aimerais encore pouvoir me déplacer dans un véhicule privé sans devoir en changer. Même s’il s’agit d’une voiture autonome et partagée.
PG: Dix ans? Tu es peut-être un peu trop ambitieux, Jürg…
JW: C’est vrai. Même si l’on ne vend que des voitures électriques à partir de maintenant, il faudra encore du temps pour que l’ensemble du parc automobile soit converti.
PG: Cela dit, je ne peux que me joindre à l’avis de mon collègue: le libre choix du moyen de transport est central. Nous nous déplacerons de manière plus multimodale grâce à la numérisation, qui nous met mieux en réseau. Et nous nous demanderons chaque jour: quel est le meilleur moyen de transport pour arriver à destination aujourd’hui — les transports publics, le vélo ou le véhicule automatisé? Un beau «mix» est la clé.
Comment les transports seraient-ils alors financés? Par le biais d’impôts ou de taxes d’utilisation?
PG: Nous ne pourrons pas en rester au système actuel de financement des routes par l’impôt sur les huiles minérales. Il diminue avec la baisse de la consommation de carburant et l’augmentation des voitures électriques. Le remplacement s’oriente actuellement vers une taxe kilométrique. Il faudra encore voir dans quelle mesure nous l’aurons aussi pour les transports publics. Nous en saurons plus dans dix ans.
Pour ce qui est de la conduite autonome, la Suisse va devoir investir dans l’infrastructure afin que les voitures puissent s’orienter. La mobilité ne deviendra-t-elle pas plus chère?
PG: Tout d’abord, il est important que la législation suive l’évolution technique. C’est pourquoi nous avons besoin, dans la nouvelle loi sur la circulation routière, de la possibilité de mener des projets pilotes avec des véhicules automatisés. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons expérimenter et adapter cette technique de manière agile.
JW: Les concepts de la conduite automatisée reposent sur le fait de ne pas modifier l’infrastructure, mais d’entraîner l’intelligence artificielle au trafic actuel. Nous voyons déjà aujourd’hui les avantages de l’automatisation: les nouvelles voitures compensent les erreurs des conducteurs. En Allemagne et au Japon, la conduite automatisée est déjà possible jusqu’à 60 km/h — sans adaptation de l’infrastructure. Cela n’est nécessaire que pour la circulation entièrement automatisée. Mais ce n’est pas pour tout de suite.
Qu’apporte la numérisation au TCS?
JW: La numérisation modifie fondamentalement la mobilité. Nous le voyons de manière multiple: Uber, les trottinettes de location ou encore les 60 millions d’accès à notre site internet pour planifier son voyage… Aujourd’hui déjà, nous pouvons localiser les membres qui voyagent à l’étranger et les guider hors de la zone de danger en cas d’éruption volcanique ou de troubles politiques. Enfin, la numérisation rapproche la mobilité et la médecine. Grâce à TCS-MyMed et à nos médecins, les membres qui voyagent à l’étranger bénéficient aujourd’hui d’une bien meilleure assistance médicale en cas d’accident ou de maladie. Pour poursuivre le développement, nous soutenons également une chaire de télémédecine d’urgence à l’université de Berne. Cela nous donnera à l’avenir de nouvelles possibilités d’aide pour les personnes mobiles.
La numérisation permet aussi d’automatiser la communication avec les membres. Y aura-t-il un robot TCS?
JW: Il n’y en aura jamais. Quand on appelle le TCS, c’est un être humain qui répond. Ni Alexa ni Siri n’ont d’empathie, alors qu’il en faut en cas d’urgence. Nous sommes une association profondément humaine et nous le resterons.
(Adaptation par Adrien Schnarrenberger)