J’ai passé la soirée avec une rock star britannique dans un café lausannois fermé un dimanche soir. Comment? Pourquoi? Ce soir-là, tout commence alors que nous sommes confortablement installées dans mon canapé, ma gueule de bois et moi. Mon téléphone sonne à 20h40 – c’est un collègue. Ma tisane ayurvédique dans une main, je décroche avec l’autre. «Ça te dit d’aller faire un after avec Peter Doherty au Café des Artisans, mais genre là tout de suite maintenant?» Changement d’ambiance.
Le chanteur et compositeur, qui avait assidûment nourri les tabloïds internationaux de scandales pendant les années 2000 (avant de s’effacer dans la décennie suivante), était en concert à Pully ce soir du 11 décembre. Il connaît la patronne du Café des Artisans, à Lausanne (on y reviendra), et veut s’envoyer quelques verres avant de rentrer à l’hôtel.
«Bien sûr que ça me dit». Je me secoue, je m'extrais de mes brumes et du sofa pour foncer dans ce bistrot, sans vraiment comprendre le pourquoi du comment. Le seul truc que je capte, c’est qu’il n’y a pas une de mes playlists qui ne contient pas au moins un morceau des Libertines – le groupe qui a fait percer l’artiste – ou un titre de ses albums solo. Donc, quoi qu’il en soit, ça vaut le coup d’œil (et ma propre déchéance, car je sais que ce n’est pas de la tisane qui m'attend au comptoir).
Il est un peu moins de 22 heures. J’arrive devant la porte du café lausannois, en apparence fermé. Je toque. «Mot de passe?», me crie-t-on en riant depuis l’intérieur. Je balbutie: mon collègue, qui m’a donné le filon, connaît cette petite dizaine de personnes que je rejoins. Moi pas. Pourtant, à la fin de la soirée, on aura l’impression d’avoir vécu une expérience quasi fusionnelle ensemble, tellement c’était lunaire.
En attendant Godot?
Nous attendons le personnage pendant presque deux heures. Ce qui nous laisse le temps de faire connaissance. Autour de moi, des restaurateurs, des organisateurs d’événements, des préposés à la culture, une photographe et une consœur journaliste. Ce soir, c’est open bar. On est rock ou on n'est pas rock? Le nuage de fumée qui flotte au-dessus du comptoir, les tubes britanniques des années 2000 passés en vinyle nous plongent dans une ère révolue, réécrite et sublimée par nos mémoires apocryphes.
Le frère de la patronne, Ignacio, tient la maison en attendant qu’Amaya ne débarque avec la rock star. Vers 23 heures, on reçoit enfin un message: apparemment, ils arrivent, avec sa copine enceinte, le bus de tournée et ses chiens. On a un peu l’impression d’attendre Godot, quand même. Sauf qu'à la différence de la pièce de Beckett, Peter finit par débarquer. Il est minuit.
Le bonhomme, malgré sa carrure imposante, est un peu gauche. Sa quarantaine semble l'avoir apaisé. L’arrivée est laborieuse: il s’encouble dans les laisses de ses chiens, il ne sait pas trop où mettre ses affaires. On est loin de l’image du jeune défoncé agité et maigrichon, qui avait aspergé les caméras de MTV de sang avec une seringue.
Je savais que Peter Doherty avait plus ou moins arrêté la drogue, déménagé en Normandie, pris du poids et qu’il attendait un enfant avec sa copine française, Katia. Elle n’a ni vingt ans de moins que lui – fait assez rare, dans le milieu, pour être souligné – ni une renommée musicale aussi grande. Ce dimanche soir, au concert de Pully, elle était au piano. En arrivant au Café des Artisans, elle est surtout à la grenadine. Ce qui ne l’empêchera pas d’être un peu plus bavarde que son copain. «Entre nous, on parle surtout anglais. Il comprend vraiment bien, mais il n’ose pas parler français, c’est dommage», me confiera-t-elle.
Gin tonics et verres brisés
Pendant la première demi-heure, personne n’ose vraiment s’approcher de Peter – ou Pete, comme le surnomment les médias. A part la patronne et son frère. On est rock, mais on est suisses, surtout: il n’est pas venu là pour signer des autographes, ni pour amuser le fan-club. Il veut juste mettre des vinyles et boire un verre. Ses affaires lancées en vrac sur une table, il a enlevé ses chaussures. Il serpente derrière le bar, un gin tonic à la main, direction l’étagère à disques. C’est là qu’il passera la plus grande partie de sa soirée.
Il met du Neil Young. Out on the Weekend. D’un coup, quelque chose s’allume en lui: il semble ému. Derrière le bar, il lève les bras et se met à chanter avec Ignacio. «Take it down to L.A, find a place to call my own and try to fix up…» À la fin de la chanson, Alan, un ancien employé d’Amaya, rejoint les deux autres hommes derrière le comptoir: un verre se brise. Peter est en chaussettes, il enjambe les débris en se marrant, avant de retourner s’asseoir à côté de Katia.
Il n’y aura pas de sang ni de traits de coke ce soir, en revanche. Il ne nous parlera ni d’Amy Winehouse, ni de Kate Moss, ses deux ex. L’extraordinaire, dans cette soirée, était en fait son ordinarité: j’ai bien senti que personne n’était d’humeur pour une interview sauvage, et que la rock star n’allait pas improviser un scandale face à la caméra de mon téléphone portable juste pour le buzz. J’ai parlé au couple d’artistes comme je parle à mes amis musiciens de troisième zone, après leur jam dans la salle de concert du coin, par exemple.
Que pensent Peter et Katia de la Suisse? C’est elle qui répond: «En réalité, ça fait deux semaines qu’on est en tournée, et on n’a presque rien vu, comme toujours… On n'a jamais le temps de visiter. Mais, lundi, on va jouer dans les alpes: je me réjouis! C’est aussi pour ça qu’on ne va pas pouvoir rester tard ici.»
«Je le côtoie depuis seize ans»
La rock star restera environ deux heures en notre compagnie. Au fur et à mesure des vieilles chansons de rock et des gins, les gens se désinhibent, certains osent (enfin) demander un selfie (moi y compris). Trois ou quatre gins plus tard, l’artiste casse un dernier verre, met un dernier vinyle puis lève les voiles: il laissera à la patronne sa canne de dandy et un mot cryptique sur le bar.
Lorsque le tour bus (garé à l'arrache en face du Café des Artisans) reprend la route, Amaya est encore pleine d’émotions. Elle connaît personnellement Peter depuis… quelque seize années désormais. Mais c’est la première fois qu’il accepte de venir voir son café.
Comment une restauratrice lausannoise a bien pu devenir amie avec une rock star britannique de premier plan? Avant d’être dans le service, Amaya était une groupie. «Mais pas une groupie comme les autres!» Pendant l’after de l’after, après le départ du principal intéressé, elle me raconte leur histoire.
«Plus jeune, je vivais vraiment à travers la musique. À 14 ans, par exemple, je me suis monstrueusement engueulée avec mon père parce que j’ai fait un after en mode nuit blanche avec Lenny Kravitz dans ses loges après l’un de ses concerts. Il m’avait même signé les seins.»
Amaya a un certain don pour attirer l’attention des rock stars. Peter, elle l’a eu à force de cadeaux (très) bien sentis, lancés sur scène. «Celui qui l’a le plus marqué, c’est le ballon des QPR Queens Park Rangers, son club de foot préféré, signé par l’équipe.» Et le soutien-gorge? «(Rires) non, j’suis pas là-dedans moi, justement! C’était plutôt le foot ou des éditions rares de ses livres préférés, comme De Profundis, d’Oscar Wilde par exemple. Un jour, à la fin d’un concert, il a fini par demander à son manager de lui faire rencontrer la personne qui lance ces trucs. Depuis, ça fait seize ans qu’on se croise régulièrement.»
«Il y a dix ans, on n'aurait pas assumé»
Son souvenir le plus marquant? «En 2019, il jouait au Fri-Son, à Fribourg. Il était encore à fond dans la drogue à ce moment. Après ce concert, on est restés un bon moment jouer de la guitare et chanter à tue-tête sur le trottoir, devant la salle de concert. Je n’arrivais pas à croire que je participais à un concert sauvage de Peter Doherty en pleine rue.»
On boit un dernier verre, on se remet de nos émotions. On spécule un peu sur sa relation avec Amy. Tout le monde a été surpris par le calme et la timidité du personnage. «En même temps, le Peter d’il y a dix ans, on l’aurait pas assumé, lance Alan. On n’aurait pas réussi à gérer ça (rires)!»
Niveau musique, on est passés à Manu Chao. «Moi, de toute façon, je suis surtout venue voir ses chiens», ironise à son tour une employée dans l’événementiel (qui a souhaité rester anonyme). Je vois que mon Uber s’approche. Amaya me lance encore, pour la route: «Il est tellement ordinaire, en fait. Il a dû être un peu gêné par la gêne des gens.»