Dans une semaine, la Suisse votera sur la loi sur le CO2. Les derniers sondages montrent que l'adhésion du peuple est encore loin d'être garantie.
Marie-Claire Graf est devenue une personnalité outre-Sarine. De nombreux jeunes ont répondu à l'appel de la militante pour le climat et sont descendus dans la rue, à l'image – toutes proportions gardées – de la Suédoise Greta Thunberg.
Comme la jeune femme, Reto Knutti est inquiet. Il s'agit aussi, pour le Bernois de 48 ans, de la votation la plus importante de sa carrière. Les deux ont accepté de se réunir sur la terrasse de l'EPFZ pour débattre du scrutin de dimanche prochain.
A une semaine des votations, comment dormez-vous?
Marie-Claire Graf : J'ai mal au ventre. Au début, je pensais que nous arriverions facilement à plus de 60%. Je viens de corriger mes attentes à 52%.
Reto Knutti : Je dors bien. Mais je me demande pourquoi un projet de loi qui bénéficie d'un si large soutien de tous les partis - à l'exception de l'UDC - et qui est porté par les milieux économiques n'obtient pas une majorité claire et convaincante.
Selon les derniers sondages, ce sera extrêmement serré le 13 juin. Vous avez une explication?
Knutti : Un argument absurde domine: «Ça coûte». Vous pouvez tuer presque n'importe quel projet de loi avec cela, parce que M. et Mme Suisse ne veulent pas payer quoi que ce soit et ne veulent pas qu'on leur dise quoi faire. Bien que la loi profite directement à la grande majorité des Suisses. Et assurément au pays entier aussi.
Selon vous, on parle trop des coûts pour chaque individu alors qu'il faudrait plutôt analyser la facture globale.
Knutti : Il ne s'agit pas de 200 francs par-ci, 400 francs par-là. Le statu quo coûterait beaucoup plus cher! Nous dépensons huit milliards par an pour importer des combustibles fossiles et nous payons en sus pour tous les effets collatéraux, qu'il s'agisse des dégâts liés aux phénomènes météorologiques extrêmes ou les (sur)coûts de santé dus à la mauvaise qualité de l'air.
Graf: Et nous payons en plus les coûts d'adaptation, qui se chiffrent déjà en milliards. C'est ce que dit une étude du Conseil fédéral. Nous devrons supporter les coûts tous ensemble, et dans certains cas, ils seront plus élevés pour les particuliers, notamment dans les régions de montagne, à la campagne, dont je suis également originaire. Ce sont des régions qui sont particulièrement touchées par la crise climatique. Les agriculteurs sont très dépendants du climat. Nous sommes confrontés à des coûts et des conséquences énormes, notamment des pénuries d'eau et l'insécurité alimentaire.
Knutti : Au final, le message est toujours le même: une politique climatique ambitieuse en vaut la peine. Et cela ne vaut pas seulement la peine pour la planète, mais aussi pour le porte-monnaie et l'individu qui fait quelque chose.
Vous avez calculé les coûts «réels» de la crise climatique...
Knutti : L'empreinte de la Suisse, avec les émissions importées, est d'environ 110 millions de tonnes de CO2 par an. Si l'on tient compte des dommages globaux que cela provoque au fil du temps, cela coûte environ 200 francs par tonne, selon l'Agence fédérale de l'environnement. Ainsi, un ménage de quatre personnes cause aujourd'hui un préjudice d'environ 10'000 francs par an. Quelle est la perspective ici?
Graf: Mais le changement climatique a aussi une composante sociale. Les personnes les plus touchées devront s'adapter le plus, mais ce sont elles qui ont le moins contribué à la crise climatique. Nous devons garder cela à l'esprit lorsque nous élaborons et mettons en œuvre des solutions.
Vous êtes tous les deux très présents dans l'opinion publique, sur une question très controversée. Comment voyez-vous votre rôle?
Graf : En tant que personne bénéficiant d'une si bonne éducation - beaucoup de jeunes dans le monde en sont privés – et consciente des risques énormes que nous encourons, je me sens investie d'une responsabilité. C'est pour cela que je ne me contente pas de militer et de laisser le reste à la politique. Je me considère comme une partie de la solution et je veux rassembler différents groupes.
Knutti: En tant que scientifique, je ne veux pas seulement livrer des faits et des chiffres. Quelqu'un doit expliquer ce que signifierait un réchauffement global de 2,2 degrés: est-ce dangereux? À quel point? Que pouvons-nous faire? La science ne veut pas dicter les réponses à ces questions, mais elle est à même de fournir des éléments de réponses fondés.
Recevez-vous des menaces similaires à celles reçues par les virologues lors de la crise du Covid?
Knutti: Il s'agit surtout d'insultes. Aujourd'hui, c'est la première fois que je suis retourné au bureau depuis deux semaines, et j'ai déjà reçu au moins une demi-douzaine de lettres, certaines écrites à la main ou à la machine à écrire mécanique, en plus de centaines de courriels.
Graf: Parfois, les gens m'envoient des documents vraiment longs - six, sept pages. Ou je reçois des appels sur mon téléphone fixe. Et sur les réseaux sociaux, où les commentaires sont souvent sexistes. J'ai dû apprendre à faire avec. Si j'ai le sentiment que c'est utile, je suis heureuse de prendre le temps de répondre en détail.
Knutti: C'est ce que je fais. Je passe souvent une heure par jour à répondre à des courriels de gens qui posent des questions au hasard. Le problème est qu'une grande partie de ces questions n'ont rien à voir avec les faits. Les gens se sentent juste blessés ou menacés dans leur identité.
Pourquoi certaines personnes ne sont-elles pas réceptives aux faits scientifiques?
Knutti: Ces personnes ont une certaine façon de voir le monde. Si vous leur tendez un miroir et leur dites qu'ils font fausse route, vous déclenchez une réaction défensive: «Ce n'est pas vrai. Ce n'est pas ma faute. Ce n'est pas si grave. Mon voisin est pire. C'est trop tard de toute façon. La technologie le résoudra. Il n'y a rien que je puisse faire.» Ils veulent nier convulsivement quelque chose parce qu'ils ne veulent pas changer leur vision du monde.
Ce ne sont pas seulement les citoyens en colère et les personnes ne croyant pas au réchauffement qui rejettent la loi sur le CO2, mais aussi une partie de la Grève du climat - que vous, Mme Graf, avez co-initiée et que vous, M. Knutti, avez soutenue. Avez-vous de la sympathie pour cela?
Graf: En ce qui concerne la loi sur le CO2, Reto et moi sommes tout à fait d'accord pour dire que ce n'est pas suffisant (Knutti acquiesce). Le texte n'est pas conforme aux accords de Paris, ce n'est pas avec cet instrument que nous résoudrons la crise climatique en Suisse. Mais ce n'est pas parce que la loi n'est pas parfaite que nous devons la rejeter. Si elle est adoptée, nous pourrons nous concentrer sur d'autres choses comme le secteur financier ou l'agriculture. Il y a tellement de chantiers.
Knutti: Pour être très clair, si nous rejetons la loi sur le CO2, ce n'est pas une victoire pour la Grève du climat, car il faut aller plus loin que cette loi, mais une victoire pour l'UDC, pour le lobby automobile et le lobby pétrolier.
Graf: En tant que Climate Strike Switzerland, nous faisons partie du mouvement mondial Fridays for Future. Nous travaillons chaque jour avec des personnes qui ont subi des ouragans et des typhons, qui ont dû quitter leur ville natale à cause de la sécheresse et des inondations. Personnellement, je ne pourrais pas en toute conscience dire aux gens que je me suis opposée à un projet de loi sur le climat parce qu'il n'allait pas assez loin et que nous n'allons rien faire pour les deux, trois, ou même quinze années à venir. Ce sera alors trop tard pour de bon.
L'objectif de 1,5 degré fixé par l'Accord de Paris est-il encore réalisable à l'échelle mondiale?
Knutti : Nous devons faire la distinction entre la faisabilité économique et technique et la volonté politique. Deux degrés, c'est absolument faisable techniquement, c'est abordable, ça en vaut la peine. 1,5 degré, c'est difficile dans le contexte politique actuel. Mais ce qui est plus important que la question de savoir où nous nous situons entre 1,5 et 2 degrés, c'est que chaque année compte, chaque tonne de CO2, chaque dixième de degré. La loi sur le CO2 est un pas important dans la bonne direction pour la Suisse. Nous pouvons en tirer des leçons, et tout ira bien.
Les icônes du climat Greta Thunberg et Luisa Neubauer tweetent sur les agriculteurs indiens et le conflit au Moyen-Orient. Mais aucune d'elle ne parle de la loi suisse sur le CO2. Cela vous déçoit-il?
Graf: Peut-être que la Suisse n'est tout simplement pas dans leur radar...
Pourtant, Luisa Neubauer est germanophone - et c'est, après tout, la première fois qu'un pays vote sur les objectifs climatiques de Paris.
Knutti: La jeunesse climatique s'exprime sur toutes sortes d'autres questions en ce moment, et je trouve cela plutôt problématique. Au début, les jeunes grévistes du climat étaient très concentrés et pacifiques et moins remontés politiquement. C'était la position la plus forte. Mais je ne suis pas surpris que Greta Thunberg et Luisa Neubauer ne se soucient pas de la loi sur le CO2. La Suisse est petite.
Et donc pas assez importante pour le climat mondial ?
Knutti: La Suisse est petite, bien sûr, mais l'argument est aussi faible que de dire «Je ne dois pas payer d'impôts parce que mes impôts sont si petits par rapport au budget national». Si nous disons que nous ne pouvons pas ou ne voulons pas le faire, il sera très difficile de convaincre les autres. Nous devons balayer devant notre propre porte.
Madame Graf, vous avez également représenté la Suisse lors des négociations internationales sur le climat. Si la loi sur le CO2 est rejetée, allons-nous perdre la face sur la scène mondiale?
Graf: La Suisse a été très ambitieuse dans la poursuite des objectifs internationaux. Et ce serait un signal extrêmement critique si notre pays - qui dispose des connaissances, des technologies, mais aussi des ressources financières - ne peut même pas les mettre en œuvre en interne. Cela ferait un tort énorme à notre réputation.
Savez-vous déjà où vous serez le dimanche du vote ?
Knutti: Je n'ai pas encore pensé à cela.
Graf: Probablement à la campagne, comme je le fais habituellement le week-end. Et le soir, j'espère pouvoir lever mon verre.
Et si ce n'est pas suffisant?
Graf: Alors nous passerons à autre chose. Nous aurons perdu quelques années, mais nous ne serons pas à court de sujets. Nous devons nous occuper de l'initiative sur les glaciers, par exemple, et du secteur financier. Heureusement, de plus en plus d'entreprises se rendent compte qu'elles ne peuvent plus continuer comme avant.
Knutti: C'est comme quand vous vous cassez la jambe. Ensuite, nous avons besoin d'un plâtre et cela nous paralyse pendant un certain temps, mais ensuite nous nous reprenons et continuons à travailler. Mais j'espère que nous ne trébucherons pas du tout.