Un des joyaux de la bande dessinée franco-belge a disparu. Et c'est en Suisse romande, chez un collectionneur peu collaboratif, que se trouverait cette couverture originale de «La Marque jaune», sixième album des aventures de Blake et Mortimer, publié en 1953. Ce n'est pas rien. La valeur du dessin à l'encre de Chine est estimée à près de 2 millions de francs.
L'auteur de la série, bien connue des bédéphiles, avait pourtant tenu à protéger ses planches originales. En 1987, deux ans avant sa mort, Edgar P. Jacobs avait lui-même enfermé ses œuvres dans un coffre-fort appartenant à sa fondation. Mais en 2010, quelque 248 pièces signées ont été dérobées et dispersées sur le marché de l'art. Le larcin estimé à 30 millions d'euros est sans précédent pour le 9e art, annonce le quotidien belge «Le Soir», qui révélait l'affaire en 2017.
Un système de revente organisé
Le fleuron de cette collection? Cette fameuse couverture de «La Marque jaune» sur laquelle une lumière aveugle Francis Blake et Phillip Mortimer, drapés dans des imperméables à l'anglaise. Derrière les deux amis: un mur de briques rouges sur lequel est tagué un immense «M» jaune, signature de leur antagoniste.
Les enquêtes du parquet bruxellois et des médias «Le Monde» et «Le Soir» mettent en cause trois principaux suspects accusés: l'ancien président de la Fondation Jacobs, Philippe Biermé, est inculpé pour «abus de confiance et blanchiment», deux Parisiens – l'expert des enchères d'art de chez Artcurial Eric Leroy, inculpé pour «détournement et blanchiment» – et le galeriste Daniel Maghen, lui aussi spécialiste de la vente, mais chez Christie's.
Biermé aurait orchestré l'affaire et extrait les planches du coffre de la fondation. Leroy et Maghen sont soupçonnés d'avoir organisé la revente des dessins à des collectionneurs. D'autres inculpations sont annoncées.
Héritier des stylos, il récupère le dessin
Et le lien entre la couverture de «La Marque jaune» et les rives suisses du Léman dans tout ça? Eh bien, le dessin s'est retrouvé dans les mains du baron Antoine Bich, établi à Nyon. En plus d'être un amateur de bande dessinée, l'héritier de Bic, la marque de stylos, briquets et autres rasoirs, est l'une des plus grosses fortunes françaises établies en Suisse.
Mais sa relation avec les enquêteurs belges s'est mal passée et il est désormais inculpé pour «recel». La justice l'a convoqué, il ne s'est pas rendu à Bruxelles. Des policiers ont donc fait le voyage jusqu'à son domicile, afin de l'interroger. Là encore, il a refusé de coopérer.
Eric Leroy et lui nient avoir échangé la couverture de Blake et Mortimer contre une voiture de luxe. Lors de leurs perquisitions chez Leroy, les forces de l'ordre ont pourtant déniché un document attestant de leur transaction.
Faire une croix sur des millions
Un autre collectionneur suisse a acquis 25 planches d'Edgar P. Jacobs, selon «Le Soir». Contrairement au baron Bich, il a «spontanément» eu «l'élégance» de remettre les originaux acquis à la Justice belge, une fois qu'il a eu connaissance de la manière dont les pièces étaient arrivées en sa possession. Il ferait donc une croix sur les 2,5 millions de francs dépensés auprès de Daniel Maghen.
En bref, c'est une «affaire Jacobs» aux multiples rebondissements, qui s'étend jusqu'à la Suisse. Les dizaines de millions de francs évoqués ne correspondent pas vraiment à l'image que l'on se fait de la bande dessinée. La justice devrait bientôt avancer, mais un certain nombre de pièces restent introuvables.
