Artem* a déménagé huit fois depuis le début de l’invasion russe à grande échelle, le 24 février 2022. Après avoir fui – légalement – Kiev avec sa femme et son fils, pour trouver refuge quelques semaines en Pologne, la famille a pu rejoindre la Suisse et poser ses valises préparées à la hâte au bout du Léman. «Genève était le seul endroit hors d’Ukraine où nous connaissions quelqu’un. Quand ta vie est mise sens dessus dessous, tu cherches à retrouver un visage familier dans ce chaos», explique le trentenaire, qui a accepté de nous rencontrer dans un parc public, loin des oreilles indiscrètes.
Il fait partie des quelque 12'000 hommes ukrainiens résidant en Suisse que les autorités de Kiev souhaiteraient voir rentrer au pays pour regarnir des troupes épuisées par plus de deux ans et demi de combats avec la Russie. Difficile d’estimer selon le Secrétariat aux migrations (SEM) combien d’entre eux sont éligibles à la conscription, car plusieurs exemptions existent. Mais en Suisse aussi, certains politiciens des partis bourgeois appellent à révoquer le statut S de ces hommes qu’ils considèrent comme des «déserteurs».
Mais Artem ne compte pas quitter Genève. Le trentenaire le sait, s’il venait à poser un pied dans sa Kiev natale, il serait envoyé au front. «Au tout début de la guerre, j’ai hésité à m’enrôler, porté par l’élan patriotique qui s’était emparé du pays. Mais ma femme s’est mise à pleurer comme si j’étais déjà mort. Un ami m’a dit que je serais plus utile à aider ma famille à sortir du territoire. Il faut garder à l’esprit que, sur le moment, on pensait que la guerre n’allait durer que quelques semaines», se justifie-t-il, en jetant des coups d’œil autour de lui avant de reprendre: «Je ne cherche pas à me dédouaner. La décision de partir, c’est moi qui l’ai prise.»
A Genève, une vie «presque normale»
Depuis son arrivée à Genève, Artem a trouvé un logement, un emploi dans une organisation internationale et est devenu papa pour la deuxième fois. Une existence presque ordinaire. Sauf que le sentiment de culpabilité n’est jamais bien loin. Comment vivre «normalement» alors que ses concitoyens périssent sous le feu de l’artillerie russe? «Etre un homme et être ici en Suisse, ce n’est pas une situation facile, je me suis écroulé psychologiquement la première année, souffle Artem. En Ukraine, certains nous perçoivent d’un mauvais œil. Ils pensent qu’on a la belle vie ici alors qu’eux sont coincés là-bas. Je ne peux pas leur en vouloir…»
A la culpabilité, tenace, s’ajoute la honte, parfois. «Pendant longtemps, je n’ai pas osé contacter un ami qui s’était porté volontaire pour prendre de ses nouvelles. Pour lui demander quoi? S’il allait bien alors que moi, je me suis barré?», raconte-t-il. Artem a fini par lui écrire. «Il m’a répondu de ne pas me sentir coupable. Lui-même regrettait de s’être engagé. S’il a pu quitter l’armée aujourd’hui, il reste traumatisé. Il n’a pas pu reprendre sa vie comme avant.»
Artem non plus ne pourra pas reprendre sa vie comme avant. Rester en Suisse? Rentrer en Ukraine? Impossible pour le trentenaire et sa famille de se projeter à moyen ou à long terme. Une seule certitude, il n’émigrera pas dans un nouveau pays si la Suisse venait à révoquer son statut S. «Je n’aurais pas la force de tout recommencer à zéro, de traîner mon fils de système scolaire en système scolaire. Si cela signifie rentrer et devoir se battre, alors j’irai.»
Oleksandr, celui qui n'a jamais touché une arme de sa vie
Si Oleksandr* est arrivé à Genève à l’automne 2022 grâce à une bourse d’études, il l’assure, il ne s’agissait pas d’échapper à tout prix à la conscription. «Il était convenu que je reprenne mon poste dans un ministère après huit mois. Personne n’imaginait que cette guerre allait s’éterniser.»
Or il s’est écoulé bientôt trois ans depuis l’invasion russe. Un peu plus de 1 million d’Ukrainiens ont été enrôlés. Et l’étau autour des hommes en âge d’être incorporés se resserre. En mai dernier, les autorités ukrainiennes ont promulgué une nouvelle loi sur la mobilisation militaire, abaissant notamment l’âge de la conscription de 27 à 25 ans pour enrôler davantage de soldats. Fin octobre, Kiev a annoncé vouloir recruter 160'000 hommes ces trois prochains mois. Et les appels du pied du président Volodymyr Zelensky pour demander à ses ressortissants de revenir pour se battre se sont multipliés.
Sans trouver d’écho chez Oleksandr. «Je ne suis pas en bonne santé et suis faible physiquement. Je n’ai pas la moindre idée de quoi faire avec une arme. Je serais plus un handicap qu’un atout au sein d’une unité militaire. Je préfère me battre avec mon intellect plutôt que de commettre des meurtres», avance-t-il dans un anglais impeccable.
Originaire de Lougansk, région russophone située dans l’est de l’Ukraine en proie à la guerre depuis 2014 déjà, ce trentenaire aux cheveux noirs et au visage taillé à la serpe est né de l’autre côté de la frontière. En Russie. Deux passeports et autant de chances d’être mobilisé. «Tout le monde me veut», sourit-il, attablé dans un café de la Genève internationale.
La peur d’être enrôlé de force
Oleksandr ne prendra pas le risque de rentrer, même pour rendre visite à ses parents. Il explique son choix par les nombreuses vidéos d’arrestations musclées de civils par des agents recruteurs de l’armée qui circulent sur les réseaux sociaux. «Ce sont des méthodes héritées de l’ère soviétique. On enrôle à tour de bras sans tenir compte des aptitudes physiques ou du degré de motivation des hommes. A quoi ça sert de recruter des gens pas motivés, qui vont se rendre ou déserter la ligne de front? C’est complètement stupide.»
A la question de savoir s’il éprouve de la culpabilité d’avoir déserté, il s’étonne. «Pourquoi devrais-je en ressentir? Je suis autant de Kiev que de Lougansk. Si je devais être mobilisé et qu’on m’envoyait dans le Donbass, je devrais aller buter des soldats qui sont allés à l’école avec moi. Tout ça pour des élites russes et ukrainiennes égoïstes, corrompues et incultes, qui ne sont pas foutues de s’entendre et qui sont incapables de tirer les enseignements du passé?»
Forcément, son pays et sa famille lui manquent. «Mais il n’y a pas d’avenir pour moi dans une société si polarisée. Ça m’attriste. J’ai l’impression d’avoir perdu mon identité, que je retrouve peu à peu à Genève. Il est beaucoup plus inspirant de contribuer à l’innovation et à la croissance économique de la Suisse que d’être impliqué dans ce déchaînement de violence sur ma terre natale.»
«Je ne me battrai pas pour un gouvernement corrompu»
Pavel* vient lui aussi de l’est de l’Ukraine, de la région de Donetsk. Quand une roquette s’est abattue à deux pas de chez lui, il a sorti son fils de 3 ans et sa femme enceinte de sept mois du pays. Lui a plié bagage en avril 2022, avec ses chiens dans le coffre de la voiture, en prenant soin d’aller chez le médecin pour obtenir une exemption de servir. Les raisons médicales, ils préfèrent les garder pour lui. «Des maladies chroniques», grogne le quadragénaire à la carrure solide.
Non qu’il estime avoir besoin d’excuses pour justifier le fait d’avoir pris la poudre d’escampette. «Hors de question de me battre pour un gouvernement corrompu et une guerre fratricide entre deux abrutis, glisse-t-il avec sa franchise toute slave. Franchement, quand tu prends le temps de réfléchir à toute cette affaire, tu réalises qu’il y a des personnes qui sont spécialement entraînées pour la guerre et qui ne se précipitent pas pour rejoindre la ligne de front. Pourquoi moi, qui n’ai aucune aptitude, je devrais y aller?», s’interroge-t-il en russe, sa langue maternelle.
Bon, ce chasseur l’admet avec un brin de fierté: il a la gâchette habile. «Mais entre tuer un animal pour le manger et abattre un homme qui n’a rien fait, il y a un monde.»
Au pays, personne ne lui reproche son expatriation. «Au contraire, on me dit que j’ai eu raison», affirme-t-il. Et de raconter qu’un de ses anciens collaborateurs a fini par y aller, car il en avait «marre de se cacher pour échapper à l’armée». Il a été déployé à Bakhmout, l’un des points les plus chauds à l’est, pendant dix mois. «ll a plein d’histoires à raconter. Comme celle où ils sont partis à huit en mission et qu’il est rentré tout seul…» Ses amis morts au front, il a cessé de les compter. «Il y en a suffisamment», répond-il, sombre.
Et puis, Pavel le dit simplement: il a envie de voir grandir ses enfants. «Je les ai eus sur le tard. Je veux passer du temps avec eux, pendant que je suis encore en vie.»
* Prénoms d’emprunt, noms connus de la rédaction.