Schaffhouse n’est certes «qu’une petite ville». Pourtant, elle semble s'être transformée en un lieu de perdition: il y a un an, une partie des 37'000 habitants s’est mobilisée contre le bruit, les déchets et la drogue sur les rives du Rhin. Dans une pétition, ils demandaient «l’application du règlement de police» ainsi que «suffisamment de personnel» pour des patrouilles régulières.
Le conseil municipal a certes exprimé sa compréhension vis-à-vis du mécontentement de la population locale, mais a affirmé qu'une présence policière permanente n’était pas possible «en raison de la situation de pénurie de personnel». Toutefois, afin de garantir malgré tout «la prévention et la répression», une entreprise de sécurité privée a été présentée comme alternative.
Ainsi, de mai à septembre 2022, la société Delta Security AG a fait régner l’ordre et la loi dans la ville de Schaffhouse. Et comme ses collaborateurs ont été «très bien acceptés», le conseil municipal a décidé fin décembre de continuer à miser sur leurs services.
Une tendance nationale
Schaffhouse n'est de loin pas un cas isolé en Suisse: qu'il s'agisse d'Arlesheim dans le canton de Bâle-Campagne, de Brugg en Argovie, d'Oetwil au bout du lac de Zurich, de La Chaux-de-Fonds (NE) ou encore de la commune de Bex (VD), partout des tâches de police ont été externalisées à des sociétés de sécurité au cours des dernières années. En 2012, une enquête de la RTS révélait que plus de 150 communes romandes sous-traitaient massivement des missions de sécurité - généralement assurées par la police municipale - à des entreprises privées.
Le monopole de la violence doit rester dans les mains de l'État
Johanna Bundi Ryser, présidente de la Fédération suisse des fonctionnaires de police, voit cette évolution avec inquiétude: «Ce n’est pas le rôle des entreprises privées d’assumer les devoirs de la police sur le domaine public.» Le monopole de la violence appartient à l'État lui seul - et cela doit rester ainsi.
Les tâches assumées par les agents de sécurité privés varient d’un endroit à l’autre. Dans certaines communes, des dénonciations ou des amendes peuvent être prononcées sur la base de leurs rapports. Souvent, les agents de sécurité sont également envoyés la nuit, par exemple en cas d’appel pour des nuisances sonores. Les communes et les cantons faisant appel aux services de ces sociétés privées ne considèrent pas que cela représente une menace pour le monopole de la violence. Les autorités soulignent le fait que les pouvoirs des privés sont clairement définis et fortement limités.
Plus d'agents privés que de policiers
Jürg Marcel Tiefenthal, juriste et connaisseur du droit suisse de la police, voit les choses autrement. Dans un essai sur les «Défis du fédéralisme suisse», il arrive à la conclusion que les solutions cantonales pour l’engagement de forces de sécurité privées se sont révélées être des «tentatives de régulation peu efficaces» et faciles à contourner dans la pratique.
Le juriste explique que la multiplication des cas de sous-traitance découle du manque de ressources des corps de police. Preuve en est: aujourd'hui, il y a plus d'agents de sécurité privés que de policiers.
Présents même dans les établissements pénitentiaires
En outre, les agents de sécurité ne font plus seulement office de bras armé de la police dans la rue, mais aussi dans les établissements pénitentiaires des cantons. En effet, dans certains cantons, les autorités ont attribué d'importants mandats à des sociétés privées. À nouveau, cela soulève la question de savoir si le monopole étatique de la violence est préservé ou non.
À Berne, par exemple, les détenus qui doivent être amenés au Ministère public ou au tribunal sont accompagnés depuis août 2022 par des collaborateurs de Securitas SA. Ces derniers ont reçu de la police cantonale le mandat de conduire les personnes déférées dans leurs cellules, de les surveiller, de les encadrer et de les mettre à disposition pour les transferts respectifs.
Les autorités bernoises écrivent à ce sujet: «Les compétences et les activités du service de sécurité ne dépassent pas ce qu’une personne privée est autorisée à faire.» Le «cahier des charges» des collaborateurs de Securitas, que Blick a pu consulter en ayant recours à la loi sur la transparence, révèle toutefois que les tâches des «personnes privées» ne sont pas tout à fait anodines. Securitas devait en effet garantir à l’État que ses employés savaient gérer «des personnes en situation de détresse psychique et émotionnelle» et qu’ils maîtrisaient «des stratégies de désescalade».
Quid du traitement des détenus?
Dans certains cas, les agents de sécurité disposent également de «sprays irritants» et de «menottes et entraves» pour mener à bien leurs tâches dans les prisons. C’est ce qui ressort des contrats passés entre l’Office d’exécution des peines et de réinsertion du canton de Zurich et Delta Security.
L’entreprise de sécurité sera responsable à partir de mars 2023 des services de surveillance et de sécurité, des services de nuit ainsi que de l’accompagnement des entretiens avec les clients dans l’exécution des peines. Cela coûtera 4,1 millions de francs par an au canton. En contrepartie, les autorités cantonales exigent des mandataires qu’ils sachent se comporter correctement «en cas d’incidents particuliers» et qu’ils disposent de connaissances en matière d'«autoprotection» et d'«autodéfense».
Ce profil d’exigences est révélateur: lorsqu’une situation dégénère, ce sont aussi les agents de sécurité qui décident de la manière dont les détenus doivent être pris en charge – et pas seulement les agents assermentés de l’État.
Assurer une base juridique suffisante
Pour les patients hospitalisés qui doivent être surveillés par la police, le canton de Zurich fait également appel à des services de sécurité privés. C'est le cas des détenus ayant des problèmes de santé qui ne peuvent pas être traités correctement dans un établissement pénitentiaire. Depuis un peu plus d'un an, ce ne sont plus forcément des policiers qui assurent ces tâches, mais aussi des collaborateurs de l'entreprise de sécurité Vüch AG.
Blick a cherché à consulter le contrat liant l'entreprise et le canton. La demande a été rejetée par la police cantonale de Zurich. Le motif? Cela mettrait «gravement en danger la sécurité publique».
Florian Düblin, secrétaire général de la Conférence des directrices et directeurs des départements cantonaux de justice et police, ne souhaite pas commenter certains mandats, mais constate qu’il doit toujours exister une base juridique suffisante, dans la mesure où il ne s’agit pas simplement de tâches de soutien sous la surveillance et la responsabilité du personnel de l’État: «Plus l’atteinte aux libertés des personnes concernées liée au mandat est profonde, plus les tâches, les compétences et les obligations des collaborateurs chargés de l’exécution doivent être réglées en détail.»
Vers une législation nationale?
La conseillère nationale zurichoise Priska Seiler Graf (PS) a tenté il y a quelques années de créer des règles uniformes pour de telles interventions dans toute la Suisse. Sa motion a toutefois échoué en 2019 au Conseil des États. La députée socialiste estime néanmoins que cette demande est toujours justifiée. «J’envisage sérieusement de faire une nouvelle intervention sur ce thème», déclare-t-elle.
L’expert en droit de la police Jürg Marcel Tiefenthal estime lui aussi qu’il est urgent d’établir des règles uniformes. Dans son analyse, il conclut que seule une législation nationale permettrait de maîtriser l'augmentation des externalisations de tâches étatiques.