Il n'est jamais épuisé, Bertrand Piccard. Bientôt vingt-quatre ans après le tour du monde en ballon qui l'a rendu célèbre, le psychiatre et explorateur vaudois a toujours autant de projets dans sa valise.
Et de mots-valise, puisqu'il se qualifie lui-même de «savanturier», contraction de «savant» et d'«aventurier». Père de trois enfants et surtout descendant d'une dynastie d'explorateurs, le Vaudois désespère face à l'immobilisme des autorités en matière de climat.
Alors, avec sa fondation, Bertrand Piccard a décidé de prendre les choses en mains. Il a fait le déplacement des studios de Blick TV, à Zurich, pour expliquer ses projets fous et sa colère quant au fait que rien ne change. Interview.
Vous avez fait le tour du monde en ballon en 1999 puis en avion solaire en 2015. Maintenant, vous faites le tour du monde avec votre fondation pour modifier les comportements en matière de climat. Pourquoi?
J’ai constaté que depuis 50 ans, tout ce qui touche à l’environnement a une connotation négative. C’est une menace pour notre prospérité, pour notre bien-être, pour la santé de nos économies… Cela a engendré beaucoup de résistance. La population n’en veut pas. C’est tout ça que je veux changer: que les gens perçoivent les défis climatiques comme une chance.
Vous avez donc rassemblé plus de 1000 idées.
Non, ce ne sont pas des idées. Les idées ne suffisent pas. Les projets ne suffisent pas non plus. Ce sont des solutions. En tout, nous avons défini 1450 solutions qui sont profitables pour l’environnement et pour l’économie. C’est un programme «clé en main» dans tous les secteurs.
Générer des emplois, améliorer la situation économique et le bien-être de la population… Voilà qui sonne comme un conte de Noël avant l’heure. Est-ce que, vraiment, des améliorations technologiques suffisent pour sauver la planète?
Tout dépend de ce que l’on en fait! La technologie peut aussi bien sauver la planète que la tuer. Ce qu’il faut, c’est utiliser ces outils pour aller dans la bonne direction: celle de l’efficacité. Aujourd’hui, il y a énormément de gaspillage.
Justement: beaucoup de défenseurs du climat pensent qu’il faut arrêter d’en faire toujours plus mais aller vers la sobriété. On le voit en ce moment avec l’énergie. Vous, vous pensez l’inverse: la technologie peut conserver notre niveau de consommation?
Il y a des gens qui acceptent de consommer moins et de renoncer à certaines choses. C’est super! Mais ce n’est pas le cas de tout le monde. Une grande partie de la population veut un job, de la mobilité, du confort… Et d’une manière générale, une économie moins puissante veut dire moins de moyens publics, pour les assurances, l’éducation ou les retraites par exemple.
Soyons concrets: comment comptez-vous passer de ce discours aux actes?
Dans notre fondation, nous avons 370 scientifiques du monde entier. Ils analysent nos solutions pour voir si elles sont écologiques, profitables et applicables immédiatement. Notre label «Solar Impulse Efficient Solution» est le premier du genre au monde. Il atteste de cette efficacité.
Quelle est votre solution favorite?
Il y en a beaucoup, mais je peux citer la pompe à chaleur. Aujourd’hui, nous utilisons pour nous chauffer des technologies qui gaspillent trois quarts de l’énergie. Pourtant, à la fin du mois, la facture porte sur l’entier de cette énergie! Avec la pompe à chaleur, on réduit le gaspillage à 20%.
Mais il faut beaucoup investir au départ, pour une pompe à chaleur.
Il existe des solutions! Il y a déjà des modèles où vous ne payez plus l’entier de l’installation, mais simplement l’énergie qui en sort. C’est une avancée fantastique. Avec la guerre en Ukraine, il y a une certaine panique autour de l’énergie. Nous avons là une solution simple pour être plus efficace, sans avoir besoin de chercher de nouvelles sources d’énergie.
Cela paraît si simple. Pourquoi tout le monde ne s’y est pas encore mis?
On pense encore à tort aujourd’hui que les pompes à chaleur ne servent que pour les particuliers et les petits logements. C’est faux! Nous avons certifié des technologies, notamment avec la géothermie, qui permettent de chauffer de grands bâtiments au centre des villes. C’est une révolution. Même pour les voitures déjà construites, il y a des solutions.
Lesquelles?
Il existe des appareils que l’on peut installer sur le moteur thermique d’une voiture pour 600 francs et qui permet d’économiser 20% de l’essence et 50% de la pollution. Ce n’est pas encore vert, mais à moitié vert! Imaginez si les milliards de voitures autour du monde en étaient équipées…
Il y a d’autres formes d'activisme climatique: les actions se sont multipliées ces dernières semaines. Qu’il s’agisse de se coller aux autoroutes ou de jeter de la soupe sur des oeuvres d’art, le message est le même: nous ne pouvons plus attendre. Qu’en pensez-vous?
Je peux tout à fait comprendre la colère de ces gens. Nous savons depuis un demi-siècle qu’il faut faire quelque chose, et rien n’a été fait. D’abord, on nous disait que les solutions existaient, mais qu’elles étaient trop chères et inapplicables. Aujourd’hui, elles existent et sont bon marché, mais on ne les applique pas. Il n’y a aucun argument pour rester les bras croisés.
Est-ce que l’on pourrait voir Bertrand Piccard collé à l’A1 entre Lausanne et Genève?
Non, parce que je ne crie pas «Problèmes! Problèmes! Problèmes!». Je préfère crier «Solutions. Solutions. Solutions.» Je pense qu’il faut parvenir à rallier les gens à la cause en leur offrant des perspectives. Je ne veux pas attaquer l’économie ou l’industrie. D’ailleurs, ils ne demandent qu’à agir!
Est-ce que ce n’est pas contre-productif de bloquer les autoroutes? M. et Mme Tout-le-Monde sont frustrés!
Je pense aussi que c’est contre-productif, et donc je ne le fais pas. Mais j’aimerais aussi relever qu’il y a plusieurs exemples dans l’Histoire où certaines actions ont été d’abord taxées de terroristes avant de recevoir des Prix Nobel. Yasser Arafat ou Nelson Mandela ont fait de la prison avant d’être réhabilités pour ce qu’ils avaient changé.
Donc vous pensez que les activistes climatiques seront des héros un jour?
Peut-être que l’on considérera que ces gens ont fait quelque chose pour sauver l’humanité. Nous sommes dans une situation extrêmement menaçante. Il y a danger, et il faut en avoir conscience. Plus nous nous rapprocherons de ce danger, plus des personnes auront tendance à être violentes.
Vous êtes psychiatre de formation. Comment est-ce que des gens deviennent aussi radicaux, au point d’être criminels?
Vous savez, j’ai pu un jour m’entretenir avec un Premier ministre français. Il m’a dit: «Vous ne voyez pas tout ce que l’on fait déjà?» J’ai répondu «Non, je ne vois pas. Dites-le moi». Et il n’y a eu que des gesticulations. Cela m’a mis en colère. Pas au point de lui jeter quelque chose à la figure, évidemment. Mais je peux comprendre la frustration des gens.
Même en Suisse?
Bien sûr. Nous savons que nous produisons trop de CO2. Nous savons que nous gaspillons de l’énergie. Nous savons que nous pourrions être bien plus efficaces. Et pourtant, la seule chose que l’on fait, c’est combattre d’éventuelles taxes et acheter davantage d’énergie fossile. La taxe n’était là que pour être une incitation à être plus efficients.
C’est ce que vous essayez désormais de faire avec votre fondation.
Et de manière volontaire! Ce n’est pas mon travail, et pourtant ce combat occupe trois quarts de mon temps. J’essaie d’aller voir des politiciens, de participer à des conférences comme toutes les COP… Tout cela est très chronophage et je vous avoue que, parfois, je me demande pourquoi je fais tout cela. Il y a une immense paralysie, les politiciens pensent que les solutions vont arriver d’elles-mêmes.
Mais vous pensez pourtant vous-mêmes que la technologie va nous sauver.
Non! Réfléchir ainsi est très dangereux. Il ne faut absolument pas continuer notre immobilisme sous prétexte qu’un jour la technologie pourra nous sauver. Nous avons besoin de la technologie aujourd’hui, et elle existe!
Comment devons-nous faire pour qu’elle soit utilisée?
Il faut moderniser nos lois aussi rapidement que la technologie évolue. Aujourd’hui, nous avons fait énormément de progrès: nous sommes plus efficients, nous recyclons nos déchets, et bien plus encore. Nos lois permettent encore d’agir de manière nocive pour le climat, et c’est un problème. Les entreprises peuvent polluer autant qu’elles veulent et se réfugier derrière l’excuse que c’est légal.
Voilà pour le message politique. Parlons maintenant du Bertrand Piccard aventurier.
Mais faire changer les mentalités est à 100% une aventure! (Rires)
Cela fait déjà sept ans que vous avez achevé votre tour du monde avec Solar Impulse. Qu’est-ce qu’il en reste?
Nous avons prouvé que c’était possible. Tout le monde nous disait que l’énergie solaire ne suffirait pas à elle seule. Tout le monde nous disait aussi que notre avion était soit trop grand, soit trop léger, et que nous n’y arriverions pas. Nous avons prouvé le contraire. C’est un sentiment fantastique de voler au-dessus de l’océan grâce uniquement à l’énergie solaire. Sans bruit ni pollution. À certains moments, j’avais l’impression d’être dans un film de science-fiction.
Ou dans le futur?
Oui. Mais après, j’ai réalisé que j’étais bien dans le présent. Et, donc, que c’était le monde qui était dans le passé.
Très bien pour votre côté aventurier, mais est-ce qu’un avion solaire commercial est réaliste? Pour que chacun puisse expérimenter ce sentiment?
Je ne peux évidemment pas dire que c’est impossible (Rires). Sinon, je ne serais pas un aventurier. Ce que je peux dire, c’est qu’aujourd’hui, ce n’est pas réaliste, parce que nous avons trop à transporter à la fois. Solar Impulse, c’était simplement un pilote et un passager.
Donc les avions de demain ne seront pas solaires?
Je ne pense pas, non. Les avions électriques de demain seront rechargés au sol avec des batteries pleines. Il existe déjà de tels avions avec quatre personnes aujourd’hui. André Borschberg, mon partenaire de Solar Impulse, a signé un gros contrat par l’intermédiaire de sa start-up avec un constructeur de moteurs pour un avion électrique pouvant transporter 20 personnes. Cela montre bien qu’il y a un intérêt des milieux de l’aviation à changer.
Quelle est votre prochaine aventure?
Il y en a deux. Le point commun: je veux continuer à faire le tour du monde, parce que c’est le trajet le plus excitant. D’abord, je vais le faire avec un zeppelin solaire qui peut transporter 4 ou 5 personnes. Et ensuite avec un avion à hydrogène.
N’est-ce pas là que du marketing personnel? Quel est le sens de ces aventures?
Ces aventures sont primordiales parce qu’elles créent de l’excitation. Il est beaucoup plus facile ensuite de se rendre dans les écoles, les entreprises ou même d’aller voir des politiciens pour leur montrer que c’est possible, exemple à l’appui. Nous avons déjà les solutions, nous avons l’espoir. Aujourd’hui, les gens sont déprimés par le changement climatique. Il faut que cela change!