Le Covid, puis la guerre en Ukraine, ont largement damé le pion aux questions climatiques. Après l’échec de la loi CO2, le récent rapport — alarmiste — du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) n'a été accueilli que par un intérêt poli, tout au mieux. Tout porte à croire que la fameuse vague verte de 2019, très médiatisée, est en train de se briser sur la devanture du Palais fédéral.
Qu'il est loin, le temps où les jeunes battaient le pavé pour clamer qu'il n'y a «pas de planète B»! L'initiative glaciers, qui mise pourtant sur un symbole national fort pour réveiller les consciences, ne semble pas en mesure de faire bouger les lignes. Que dire de celle sur la biodiversité? Le texte demande «plus d’argent et d’espace pour la biodiversité ainsi que l’ancrage d’une protection plus forte du patrimoine paysager et architectural dans la Constitution». Louable, a salué le Conseil fédéral... tout en y apposant un contre-projet très édulcoré.
Le temps presse, assure pourtant François Turrian. Le directeur de Birdlife pour la Suisse romande entonne le même refrain que tous les scientifiques préoccupés par le climat, mais il a une proposition intéressante dans sa manche: l’accompagner sur le terrain pour documenter la disparition des espèces. Allons-y!
Ce jour-là, pas grand-chose ne distingue le fringant (bientôt) sexagénaire d'un quelconque randonneur, sauf peut-être la paire de jumelles qui pend à son cou. Nous nous trouvons au milieu d’un champ désertique, quelque part dans le Nord vaudois. «Une zone de grandes cultures», s’empresse de corriger le directeur de BirdLife.
Comme un contrôleur aérien
En réalité, nous nous trouvons dans un lieu privilégié d’observation des espèces. En termes techniques, un «carré kilométrique»: une zone d'un kilomètre de maillage où sont répertoriées toutes les espèces d'oiseaux qui y vivent. Nous ne pouvons pas y faire de photos: le Genevois préfère tenir les lieux secrets, «pour ne pas stigmatiser les agriculteurs». Nous comprendrons plus tard pourquoi.
Ce confetti, comme l'appelle François Turrian, le biologiste le connaît comme sa poche. Voilà de nombreuses années qu'il référence religieusement toutes les individus volants. En bon contrôleur aérien, il utilise des abréviations — chaque type d'engin ailé a droit à son acronyme. «RTB» pour roitelet à triple bandeau, «MNO» pour la mésange nonnette ou encore «FTN» pour la fauvette à tête noire.
Nous avons beau lever les yeux, ce n’est pas vraiment l’embouteillage des espèces. François Turrian désigne de la main une petite zone boisée à une centaine de mètres. «Si l’on veut trouver des oiseaux, il faut aller là. La forêt concentre aujourd’hui l’essentiel des espèces, parce que les oiseaux n’ont plus d’habitat ailleurs». Le constat est limpide et bien plus visible que le moindre individu volant: le champ est devenu «trop propre», et cela a des conséquences.
François Turrian extirpe une feuille A4 d’un classeur. Sa bible, sous forme de tableau Excel - chaque espèce est une ligne et une période d’observation une colonne. Là aussi, pas la peine d’avoir fait des études en biologie: plus on avance dans les années, plus les chiffres sont bas.
Les cailles, espèce disparue parmi d'autres
Certaines lignes enchaînent les cases désespérément vides. «Il y avait deux cailles en 2010, puis une l’année suivante. Depuis…» Le directeur romand de BirdLife s’interrompt, mais on a bien compris le message: l'espèce a définitivement disparu de la zone observée. Et c'est loin d'être la seule, puisque la Suisse est lanterne rouge à l'échelle internationale en matière de surfaces protégées et compte le plus grand nombre d’espèces menacées.
Ce constat est multifactoriel: d’abord, il y a le problème de la culture intensive. Le champ où nous nous trouvons en est un bon exemple. Ces zones de culture parfaitement entretenues à grand renfort de pesticides et séparées par des chemins bétonnés ne laissent aucune chance à la nature de s’épanouir. «Il faut trente jours à une alouette pour s’installer correctement et pondre, par exemple. C’est impossible avec des prairies fauchées en permanence», explique François Turrian.
Le biologiste tient néanmoins à ne pas jeter la pierre aux agriculteurs, qui représentent des alliés dans le combat pour la préservation de la nature. Mais le défi est difficile. Des surfaces de promotion de la biodiversité (SPB) ont certes été mises en place dans l’ordonnance sur les paiements directs (OPD) et doivent selon la loi représenter 7% de la surface agricole, mais ce système «bon sur le papier» se révèle insuffisant pour sauver les oiseaux.
Après une demi-heure de balade, nous osons poser la question peut-être naïve, mais directe: outre le symbole, est-ce si grave de voir des oiseaux disparaître? La réponse du Genevois est aussi rapide qu'alarmante: «Un monde sans oiseaux, c’est la fin de l'humanité. Avec un peu moins de catastrophisme, le biologiste étaie son discours: les oiseaux régulent les ravageurs, certaines espèces pollinisent des fleurs, d’autres dispersent des graines indispensables aux arbres… Il s’agit d’un maillon essentiel de la chaîne alimentaire.»
Le contre-projet ne convainc pas BirdLife
«Montre-moi tes oiseaux et je te dirai comment va la nature»: voici, en somme, ce qu'est en train de nous expliquer François Turrian. Une terrible nouvelle pour la Suisse, où la liste des espèces menacées ne cesse de s’allonger. Le biologiste, très actif dans le lobbyisme écologiste, est loin d’être convaincu par le contre-projet présenté à l’initiative biodiversité par le Conseil fédéral. Il espère que le Parlement corrigera le tir en se rapprochant autant que possible du texte original de l’initiative. Et qu’il mettra la main au porte-monnaie.
Pour l’ancien collaborateur du WWF Suisse, lauréat du concours «La Science appelle les jeunes» alors qu’il n’avait que 15 ans, tout l’argent engagé dans la protection de la biodiversité n’est qu’un investissement. «Face au réchauffement climatique, la nature est notre premier atout. Elle nous rend des services gratuits que l’on peut chiffrer in fine à des milliards de francs, assure François Turrian. Les espaces verts peuvent diminuer la température en ville. Et on a vu l’été dernier les immenses dégâts que peuvent provoquer les catastrophes naturelles, à Cressier par exemple. Au-delà de tout argument esthétique ou romantique, c’est une nécessité.»
Face à un tableau si noir, le directeur romand de BirdLife n’a-t-il pas envie de baisser les bras? «Je suis devenu pessimiste, c’est vrai. Mais nous n’avons pas le choix. Nous n’avons qu’une planète et il faut la défendre coûte que coûte.» Certes, mais que peut bien faire le citoyen, souvent impuissant, confronté à un tel constat d’échec? «Chaque effort compte, même s’il ne s’agit que de consommer des produits de saison. Mais il ne faut pas faire reposer la responsabilité sur la population. Nous devons déclencher des leviers politiques, comme cette initiative…» Le cri d’un goéland interrompt François Turrian. «Il est l’un des seuls qui tire son épingle du jeu, parce qu’il mange des déchets et profite de l’activité humaine.»
Le goéland reste une exception. En Suisse, 40% des espèces sont vulnérables ou éteintes, du moins en «danger critique» d’extinction. La liste rouge a été révisée en 2021, et on ne voit aucune amélioration entre 2010. Bien au contraire. Et les oiseaux ne sont pas les plus mal lotis, puisque trois-quart des batraciens en Suisse sont menacés. Au point que le site de l'initiative ressemble à un tableau de bord de ce qui a déjà disparu. Le plus gros crève-coeur de François Turrian? L'extinction du bruant ortolan, un oiseau qu'il chérissait durant son enfance.
«Lorsque l'on collabore, on y arrive»
Heureusement, il y a tout de même des lueurs d’espoir. «Il ne faut pas faire que dénoncer, mais s’accrocher aux cas où cela fonctionne», clame le directeur romand de BirdLife. L’une de ses fiertés est la petite chouette chevêche, dont il n’existait plus que 50 couples entre 1990 et 2000. La population a été multipliée par trois. «C’est l’exemple-type que cela marche lorsque tous les partenaires collaborent. Il faut des moyens humains et financiers, mais on y arrive!»
C’est avec cette passion que François Turrian se lève aux aurores, ou avant, pour observer les oiseaux. Ou plutôt les entendre: le biologiste est une forme de Shazam pour individus ailés. «C’est lors de l’aube que les oiseaux sont les plus actifs, parce qu’ils chantent pour défendre leur territoire», explique le professionnel, qui peut distinguer toutes les espèces par leur cri. Même si son emploi se déroule avant tout dans les bureaux, François Turrian met un point d’honneur à continuer, lui aussi, de défendre son territoire. Mais il le fait avec une voix douce. «Rester en contact avec le terrain me donne de la crédibilité, je peux témoigner de ce qui se passe réellement dans la nature.»
Cette pédagogie est fondamentale aux yeux de ce père de deux filles adultes, qui distille son savoir dans des cours ouverts à toutes et tous. «A la fin, les gens ne sont pas formés, ils sont transformés: ce sont des ambassadeurs. Lorsqu’ils se baladent dans la nature, ils prennent deux fois plus de temps. Les éléments étaient là, mais ils ne les voyaient pas.»
Le modèle? L'armée!
Pas le temps pour nous de rêvasser: il faut suivre le guide. «Regardez ici. Si vous revenez le 20 avril, il y aura des rossignols. Ils sont actuellement en Côte d’Ivoire et au Ghana, dans leurs quartiers d’hiver.» Les oiseaux migrateurs sont d’ailleurs les plus fragiles. On estime que seuls quatre sur dix reviennent après un tel pèlerinage, explique le directeur de BirdLife. Combien d’espèces François Turrian a-t-il vues de ses propres yeux? «Il y en a environ 11’000 dans le monde et 450 en Suisse. En voir le plus possible n'a jamais été un objectif», assure notre interlocuteur, qui préfère nous raconter sa rencontre avec le condor, 3 mètres 50 d’envergure, ou avec le plus petit oiseau du monde, un colibri vivant à 4000 mètres d’altitude qui passe l’hiver en se mettant en état de torpeur.
Nous buvons les paroles de François Turrian, au point que nous ne remarquons pas vraiment où il nous emmène: la caserne de Chamblon! Nous ne nous attendions pas à conclure ce reportage «vert» dans des environnements gris-vert. Et pourtant. «L’armée a été pionnière dans la préservation des espèces, assure le directeur de BirdLife. Les activités militaires ont éloigné les autres humains et généré un vrai oasis pour les oiseaux.
Dans son périmètre, la place d’armes compte 66 biotopes dignes de protection: de nombreuses prairies sèches, des haies, des bois mais aussi des zones humides. En somme, tout ce qui manque sur une grande partie du territoire national. «Vous voyez ce sol jaunâtre? C’est bien mieux que le vert intense partout ailleurs. C’est signe d’une certaine vitalité», nous apprend le biologiste.
L’armée elle-même s’en réjouit dans un dépliant: la grande majorité des espèces d’oiseaux typiques des zones agricoles sont plus courantes sur les emplacements militaires que dans les zones rurales voisines. «C’est une très bonne nouvelle: cela montre que si l’on y met les moyens, cela paie», analyse François Turrian.
Un plaidoyer qui n’a, pour l’instant, pas convaincu le gouvernement, relativement pingre dans son contre-projet. Les 96 millions prévus par le Conseil fédéral ne permettent même pas de préserver les surfaces naturelles les plus précieuses de Suisse, qui ne représentent que 2% de la superficie totale du pays, a déploré le comité d’initiative dans la foulée de l’annonce, la semaine dernière. «La biodiversité, les paysages traditionnels et le patrimoine bâti ont une valeur énorme. Mais jusqu’à présent, le monde politique et les autorités ont négligé leur protection. Nous devons agir avant qu’il ne soit trop tard», conclut le directeur de BirdLife.