La scène est digne d'un film: une faible lumière bleue éclaire une pièce dans laquelle une bonne vingtaine de jeunes hommes sont alignés, écouteurs sur les oreilles, derrière des ordinateurs où défilent des lignes de code. C'est loin d'être une mise en scène: les spécialistes en cybersécurité de Kudelski protègent les serveurs des clients de l'entreprise en temps réel. Ce mercredi, la situation est calme. En cas d'attaque, l'éclairage passe au vert, puis au rouge en cas de situation critique.
Pour nous recevoir, André Kudelski nous conduit dans une pièce où la tension est moindre et l'atmosphère plus propice à une longue discussion.
Voilà plus de 30 ans que vous êtes actif dans l'innovation. Quelle sera à votre avis la prochaine «big thing», l'innovation décisive?
André Kudelski: Je ne sais pas si on peut parler d'une prochaine «big thing». Ce qui est sûr, c'est que la digitalisation bouleverse tous les secteurs. Un seul exemple: nous n'aurons bientôt plus de voitures avec un ordinateur intégré, mais voyagerons dans un ordinateur avec des roues.
Ces nouvelles technologies ont besoin de convaincre la population. Comment y parvenir?
Il y a deux façons d'aborder les nouvelles technologies. Soit on se montre curieux de la nouveauté et on l'essaie, ou alors on veut d'abord être sûr que tout fonctionne et on ne prend aucun risque. Cela me fait penser à l'histoire de la pomme de terre: celle-ci a longtemps été interdite de consommation en Europe. Ce n'est qu'avec le spectre d'une famine que des gens se sont mis à en manger. Les crises nous obligent à trouver des solutions et à accepter les nouvelles technologies, et la pandémie de Covid-19 ne fait pas exception.
Est-ce que ceux qui osent gagnent toujours pour autant?
Il est important de trouver un équilibre. Nous devons ni nous montrer peureux, ni trop euphoriques vis-à-vis de l'innovation et du changement. Ce qui importe, c'est que le consommateur puisse prendre lui-même des décisions et qu'il dispose de toutes les informations pour cela.
L'Etat doit-il faire preuve de davantage de transparence?
Je ne suis pas un fan de la régulation à outrance, mais il est primordial que le consommateur puisse savoir ce qu'un produit contient. Ce n'est qu'ainsi qu'il peut prendre des décision. Dans le domaine de la médecine, il y a des traitements qui sont bien plus risqués que d'autres, et il y a des situations où cela vaut la peine de prendre un risque.
Par exemple?
Prenez le vaccin contre le coronavirus: il y a une différence si l'on opte pour Astrazeneca, Moderna ou Pfizer/Biontech. Nous devrions avoir le choix. Je suis content d'avoir été vacciné aux Etats-Unis: j'ai pu choisir moi-même et je serai donc responsable si j'ai fait le mauvais choix.
Pour quel produit avez-vous opté?
Pfizer/Biontech.
Qu'est-ce que la digitalisation peut apporter à la médecine et à la lutte contre les maladies?
À l'avenir, il ne sera plus forcément obligatoire de vous rendre tout le temps à l'hôpital si vous souffrez de maladies chroniques. Il y aura des appareils qui pourront vous permettre d'assurer à la fois le contrôle et la médication depuis chez vous. Cela va contribuer à améliorer la qualité de vie des patients concernés et faire baisser les coûts de prise en charge.
Quel impact cela aura-t-il sur le développement de médicaments?
Pour certaines pathologies, par exemple les cancers, nous avons besoin de médicaments qui sont individualisés, adaptés à chaque situation. Le patient recevra une médication personnalisée.
Mais cela va faire exploser les coûts!
Avec l'ancien paradigme, certes. Mais cela peut changer du tout au tout si nous utilisons à bon escient l'intelligence artificielle: celle-ci a le potentiel de faciliter le développement de cette personnification et de fabriquer des médicaments adaptés à chaque patient.
A propos de digitalisation: où en est la Suisse en comparaison internationale?
À titre individuel, les consommateurs suisses sont très friands des produits dernier cri: ils achètent volontiers le dernier modèle de téléphone ou d'ordinateur. Il y a en revanche un grand déficit en matière d'approche de la digitalisation. Nous sommes à la traîne, par exemple en comparaison avec les Etats-Unis. Pourquoi? Parce que nous réfléchissons de manière traditionnelle, analogique, avant d'intégrer le numérique. De l'autre côté de l'Atlantique, on réfléchit digital first.
Comment la Suisse peut-elle rattraper son retard et même devenir leader?
La Suisse doit gagner en audace. Nous devons renforcer nos universités et nos hautes écoles, afin de former suffisamment de personnes de top niveau. Il est également important de multiplier les collaborations. Nous devons être un partenaire attrayant sur la scène internationale!
Ce n'est pas gagné: la crise du Covid a montré de grosses lacunes. Les médecins cantonaux devaient envoyer des documents par fax, l'app SwissCovid a été un fiasco...
L'État doit davantage miser sur des start-up et être prêt à acheter des produits ou des services à celles-ci ou à des entreprises qui n'ont pas encore totalement fait leur preuves.
Vous êtes CEO depuis plus de trois décennies. Comment tient-on aussi longtemps, qui plus est dans un contexte d'innovation?
Je carbure à l'envie et à la joie! J'adore mon travail, mes équipes et mes clients. Désormais, je passe deux tiers de mon temps en Arizona, où nous avons installé à Phoenix le deuxième siège principal de Kudelski SA.
Comment voyez-vous la Suisse depuis l'étranger?
Notre pays est bien meilleur que ce que pensent les Suisses. Le problème, c'est notre manque de confiance en nous. Les Américains essaient des choses, ils ratent et ils essaient encore. Nous devrions faire comme eux et ne pas avoir peur d'échouer!
C'est pour ça que les États-Unis s'en sortent mieux que l'Europe en matière de digitalisation?
L'Union européenne croit qu'elle représente un univers légal uniforme. En réalité, les États qui la composent sont encore très nationalistes. Chaque pays a ses propres lois, ce qui est déterminant par exemple en matière de sécurité. Lorsque l'on évoque l'innovation et la digitalisation, je pense toujours à cette blague: les Américains disent «Essayons!», les Chinois disent «Copions!», et les Européens disent «Régulons d'abord!»
Où est-ce que vous voyez de la «surrégulation»?
Prenez l'intelligence artificielle: l'Europe est loin d'être l'acteur principal, et pourtant c'est là où la législation est déjà la plus fournie. De très loin! Ce sont deux philosophies qui s'opposent. En Europe, on veut toujours tout réguler avant même que quelque chose ait commencé. Les États-Unis commencent par faire, et ensuite ils légifèrent là où le besoin s'en fait sentir. Les Européens essaient d'éviter que quelque chose de mauvais se passe avec des règles. Les Américains laissent beaucoup plus de marge de manoeuvre. Par contre, lorsque que cela tourne mal, la loi prévoit des conséquences bien plus lourdes aux États-Unis.
Comment l'expliquez vous?
Prenez la nature: les Américains ont toujours dû composer avec beaucoup plus de risques. Sur la côte Ouest, par exemple, il y a des serpents très dangereux, des pumas, les déserts... Les facteurs potentiellement mortels sont nombreux. En Europe, la nature est beaucoup moins hostile.
Revenons à la cybersécurité. Pour beaucoup d'entreprises, les cyberattaques sont justement très dangereuses. Comment s'en prémunir?
La plupart des ordinateurs ne sont pas à l'abri des hackers, parce que leurs utilisateurs ne font pas suffisamment attention. Cela commence par les e-mails: il faut toujours évaluer si l'expéditeur est digne de confiance. Il suffit qu'un utilisateur sur un million soit naïf, qu'un point sensible existe dans votre système — vous voilà potentiellement à la merci de pirates.
Lorsqu'une entreprise fait l'objet d'une demande de rançon: faut-il payer ou non?
Ces attaques ne sont pas un jeu, c'est la guerre! Les hackers tenteront de faire disparaître toutes les sauvegardes et s'en prendront au centre de services, c'est-à-dire l'endroit où les clients ont accès. Si c'est le cas, un paiement est sûrement la seule solution pour ne pas voir tout le business s'effondrer. Nous avons une équipe spéciale pour agir dans ces cas-là.
Et les infrastructures étatiques: quel est le degré de la menace?
En matière de cybersécurité, nous n'en avons de loin pas fait assez. Et cela de manière collective, parce que nous n'avons pas réalisé la vitesse et l'importance de la digitalisation. Les infrastructures critiques, qu'il s'agisse de moyens de communication, de centrales électriques ou de barrages, sont des cibles claires pour les hackers. Elles doivent être toujours plus et mieux protégées.
Concluons par un conseil: quel métier devrait apprendre celle ou celui qui veut avoir un avenir à long terme dans cet univers numérique?
Les formations dans l'intelligence artificielle, la cybersécurité ou les communications mobiles sont très pertinentes. Mais j'ai plutôt un conseil général à donner, quel que soit le domaine: n'arrêtez jamais d'apprendre! Ce n'est que lorsque j'ai fini mon Master que j'ai commencé à apprendre véritablement.
André Kudelski est président du conseil d'administration et CEO de l'entreprise éponyme, qui a son siège à Cheseaux-sur-Lausanne (VD). Kudelski SA emploie 3250 personnes et figure parmi les leaders mondiaux dans les solutions de cybersécurité.
Le Vaudois de 61 ans a étudié la physique à l'EPFL avant d'entrer dans l'entreprise de son père en 1984. Il en a repris les rênes dès 1991. Marié et père de deux filles, André Kudelski partage sa vie entre l'Arizona, état américain où l'entreprise s'est aussi installée, et Lutry (VD), où il a été conseiller communal PLR. L'industriel est également président de l'agence d'innovation Innosuisse.
André Kudelski est président du conseil d'administration et CEO de l'entreprise éponyme, qui a son siège à Cheseaux-sur-Lausanne (VD). Kudelski SA emploie 3250 personnes et figure parmi les leaders mondiaux dans les solutions de cybersécurité.
Le Vaudois de 61 ans a étudié la physique à l'EPFL avant d'entrer dans l'entreprise de son père en 1984. Il en a repris les rênes dès 1991. Marié et père de deux filles, André Kudelski partage sa vie entre l'Arizona, état américain où l'entreprise s'est aussi installée, et Lutry (VD), où il a été conseiller communal PLR. L'industriel est également président de l'agence d'innovation Innosuisse.