Sur le Rhône avec des malvoyants
«Faire du paddle en étant aveugle, c'est comme voler sur l'eau»

C'est l'histoire de deux aveugles sur un paddle, et d'une journaliste qui ferme les yeux. La monitrice de l'assoc' genevoise Sport & Nature Kiny, qui dispense des cours aux valides comme aux invalides, a accepté de m'embarquer pour une descente du Rhône.
Publié: 13.09.2022 à 15:46 heures
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Dernière mise à jour: 13.09.2022 à 18:27 heures
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Vincent (devant) et Laurent (derrière) sont tous deux aveugles et férus de sport. Ils m'ont massacrée au paddle.
Photo: Daniella Gorbunova
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Daniella GorbunovaJournaliste Blick

Je ne sais (presque) pas nager. Ce que je sais, en revanche, c’est que j’aime mon métier: assez pour me mettre sur un paddle en me bandant les yeux le temps de quelques coups de rames dans le Rhône un dimanche après-midi. Point de départ: Aïre, Vernier.

Objectif: tenter de comprendre pourquoi et comment Vincent et Laurent, deux aquaphiles aveugles, vivent à fond leur passion de l’eau et flottent paisiblement à des mètres devant moi, pendant que j’essaie de désencastrer le nez de ma large planche d’un énième roseau, ou de me mettre debout sans grande conviction.

Si ce genre de scènes cocasses ont pu se jouer (et je ne vous parle pas du 'catamaran' – le fait de se mettre à deux un pied sur chaque planche…), c’est grâce à Kiny. Elle a créé l’association de cours de paddle Sport & Nature il y a huit ans à Genève. Peu après les débuts, dispenser des leçons aussi à des personnes en situation de handicap lui semblait être une «évidence sociétale». Et cela dans des groupes mixtes, composés de valides comme d’invalides – fait assez rare pour que j’aille m’y mouiller. «Les groupes mixtes, c’est assez peu commun et c’est tout de même une autre ambiance, confirme Vincent. Lorsque nous faisons du paddle seulement entre malvoyants, c’est super, mais nous ne pouvons pas être tous ensemble. Car un seul moniteur ne suffit pas pour encadrer tout un convoi d’aveugles. Nous sommes donc obligés d’y aller à deux ou trois à la fois maximum…»

Vincent et Laurent sont amis de longue date et naviguent avec Kiny depuis des années. Je voulais vous épargner cette tournure un peu lourde: mais, pour le coup, c’est vraiment une bande de copains. On le voit surtout à la fin du périple. Point d’arrivée: Peney Dessous, Satigny. Personne n’est pressé de rentrer.

«Fermez les yeux, je me change», lance Kiny. Vincent ne manque pas l’occasion: «Ah, moi, de toute façon, ils sont fermés. C’est d’ailleurs bien pour ça que tu me fais sautiller sur la planche!» Lui et son acolyte de sport ont accepté de me raconter ce que ça fait de littéralement naviguer à l’aveugle. J’accompagne les deux hommes sur un banc en leur tenant le bras. Avant de tenter l’expérience totale à ma petite échelle (spoiler: fermer les yeux sur un paddle, ça m’a appris quelques leçons de vie. Mais pas forcément à tenir correctement debout sur une planche).

«Accepter d’être aidé»

«Le sport, c’est la liberté, pour nous.» Les deux hommes ont perdu la vue progressivement. L’un dès ses douze ans, l’autre il y a une quinzaine d’années. Depuis, les cinquantenaires sont hyperactifs dans les milieux associatifs. Vincent préside le groupe sportif des handicapés de la vue de Suisse romande (GSHV), Laurent est le président de la section genevoise de la Fédération suisse des aveugles et malvoyants. Ils sont aussi actifs dans d'autres associations et sociétés.

Les deux pratiquent moult sports: paddle, mais aussi ski, marche à pieds, parapente… S'ils mettent l’emphase sur l’aspect libérateur de ce genre d’activités, ils ne nient pas que c’est un apprentissage. Et le défi de la pratique sportive avec un handicap – pour des personnes qui ne sont pas nées avec – n’est pas forcément celui auquel on pense: «Accepter d’être toujours guidé ou accompagné, autrement dit aidé, c’est cela qui prend le plus de temps», confie Laurent. Vincent approuve en hochant de la tête.

«C’est Vincent qui m’a embarqué dans le paddle il y a quatre ou cinq ans. C’est un sport génial pour nous: il y a peu de risques lors des chutes, au contraire du ski par exemple. Je le pratique donc avec beaucoup de sérénité.» Le seul impératif? Un accompagnement de qualité: «C’est clair que si on partait juste les deux avec nos planches, Vincent et moi, nous ne serions certainement plus parmi vous», ironise Laurent. Son ami rit de bon cœur.

Des planches spéciales pour les deux sportifs? Que nenni. «Nous avons des planches étroites, tout à fait ordinaires – plus étroites que celles de certains voyants même!», se moque gentiment Vincent. Et il n’a pas peur de tomber à l’eau: «Au pire, on se mouille! Enfin si on est accompagné, autrement, c’est plus compliqué…»

Il fait tout noir?

Est-ce que, dans le noir, tout ne fait pas davantage peur? Les sensations fortes ne le sont-elles pas encore plus? Laurent rigole: «Au niveau de la peur, nous sommes deux mauvais exemples.» En fait, ce sont plutôt les autres, les valides, qui ont peur pour eux: «Lorsque je parle de ma pratique – assez intense – du sport, les gens sont toujours surpris. Même choqués: ’Quoi? Tu fais encore du paddle et du ski alors que tu ne vois plus rien, mais tu es fou?'»

Des réactions maladroites, Vincent et Laurent ont eu le temps d’en entendre quelques-unes: leurs maladies ont toutes deux dégénéré sur des années. Pour comprendre ce qu’ils ressentent différemment quand ils rament sur l’eau ou foulent les neiges, il faut d’abord se plonger dans leur vision de la réalité. Car oui, en fait, ils voient des choses: «Ma vision est bien panoramique, mais elle est criblée de points, confie Laurent. C’est comme si tout était hyperpixélisé, et très lumineux à la fois. Et puis il y a un flou qui vient s’ajouter par-dessus avec l’âge…». Il voit toujours des silhouettes, mais pas de détails.

«Désormais, je suis tout proche de la cécité. Je ne discerne que des ombres et des lumières, s’il y a un très bon contraste. Mon champ visuel est aussi de plus en plus réduit, il ne reste qu’un petit point central, m’explique à son tour Vincent. Mais je perçois toujours des mouvements, et mon ouïe s’est beaucoup développée.»

Comment sent-on sans ses yeux?

Lorsque Vincent me parle de ce qu’il ressent sur une planche, il ferme instinctivement les yeux. «Quand je suis sur l’eau, j’oublie que j’ai un handicap. Je peux pratiquer ce sport presque comme tout le monde, il suffit d’écouter les ordres de la monitrice», confie le quinquagénaire. Ce qui plaît avant tout à l’homme, c’est ce sentiment d’être ordinaire, au même titre que les membres valides du groupe: «J’aime avoir un maximum d’autonomie. Pour cela, le paddle et le ski, c’est idéal. Surtout le paddle: un sport que j’ai découvert après avoir perdu la vue!»

Laurent, quant à lui, ne cache pas un peu de lassitude face aux interrogations des voyants: «Les gens me demandent souvent comment je ressens les choses, le sport. Et ce n’est pas tellement que je ressens tout plus fort que vous, c’est plutôt je ressens des choses auxquelles vos sens ne prêtent pas assez attention, voilà tout. Grâce au vent, je sens quand je monte ou quand je descends sur un parapente, par exemple. C’est la même chose avec l’eau, le courant. Parfois, j’ai même l’impression de voler sur l’eau!»

Pendant que nous discutons, Kiny et sa collègue Alex, enseignant de yoga sur paddle, rangent les planches. Alex s’allume une cigarette, en disant à son chien de la fermer. Kiny s’approche de notre banc, et nous rejoint pour la fin de la discussion. Formée dans la régate, as du bateau pendant des années, la monitrice a de l’expérience avec les personnes à handicap. Elle me dit qu’elles lui ont tout appris: «Je leur donne des cours, mais en réalité elles m’apprennent énormément elles aussi. En fermant les yeux sur la planche, pour tenter de me mettre dans leur situation, j’ai moi aussi progressé au niveau personnel. C’est vraiment un échange. En plus, ces personnes ont beaucoup d’humour, et une autodérision incroyable.»

Alex (devant) aide Kiny (derrière) à ranger les planches à la fin de l'aventure. Direction l'hangar pour l'hiver.

Lorsque l’échange prend fin, c’est l’heure pour moi de me remettre à l’eau pour tenter l’expérience totale: accroupie sur ma large planche bleue, près du bord, je ferme les yeux. C’est marquant: la sensation de flottement semble en effet plus douce. Les odeurs plus suaves.

Je donne un premier petit coup de rame, puis un autre – et j’en perds un peu l’équilibre. Les bruits de l’eau et les piaillements des oiseaux me déstabilisent plus qu’ils ne me guident: je ne sais absolument pas vers où je me dirige. Trouver son centre de gravité grâce à la sensation du vent sur l’avant-bras, comme le font certains malvoyants, ça va me demander un peu plus d’entraînement… Kiny rigole et m’alerte que je suis, encore une fois, en train de foncer dans un quelconque bout de verdure aquatique. J’essaie de tourner (ce qui n’était déjà pas évident les yeux ouverts) – échec prévisible. À l’eau.

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