Il est 22h16 lorsque des litres de bières partent dans les airs, éclairés de la lumière rouge sang des fumigènes. Le parking des Vernets, transformé pour l’occasion en fan zone XXL, peut enfin exulter: pour la première fois de son histoire, Genève-Servette est champion de Suisse. «Heureusement qu’on a perdu mardi, sinon on n’aurait jamais eu cette soirée», s’exclame dans un sanglot de bonheur une jeune supportrice.
La passion de la Suisse pour le hockey sur glace a peut-être atteint un nouveau sommet, ce jeudi soir. Que la patinoire théâtre de la «Finalissima» fasse salle comble est logique. Voir des milliers de personnes n’ayant pas eu de billets se rassembler pour vivre l’événement en communion est plus inattendu, surtout pour un club dont la patinoire affiche l’un des plus faibles taux de remplissage du pays à l’année.
Oubliées, en tout cas le temps d'une soirée historique, les «Genferei» et les railleries si fréquentes à l’égard du bout du Lac! À l’image de leurs héros sur patins, le club et les autorités genevoises ont fait tout juste, ce jeudi. En imaginant et en montant une structure en un temps record, ils ont donné corps à une liesse populaire d’ordinaire réservée à de rares exploits du sport suisse.
Retour plus tôt dans l’après-midi. Même la météo est avec les Grenat pour ce jour J. Vers 17h, c’est un soleil printanier qui accueille les premiers supporters sur l’esplanade des Vernets et dans les différents bars autour de la plus vétuste enceinte du pays. «Ça sent bon l’histoire, non?», lance un fan. «Pour Genève, pour l’histoire», confirme son pote tout en passant commande à la serveuse du «Prime’s Fine Food & Sports Bar», qui s’appelait jadis le «McSorley’s». L’ex-coach des Aigles, qui a tant rêvé de soulever le fameux vase jaune qui fait office de trophée de National League, est dans les parages, se murmure-t-il. «Je n’ai pas été invité, mais j’ai payé mon ticket avec plaisir», dira-t-il au «Temps».
Le parking des Vernets, lui, est gratuit. C’est une peu habituelle forêt de toilettes mobiles qui accueille les supporters; peu esthétique, mais une première preuve que les organisateurs ont bien fait les choses.
Tandis que les agents de sécurité se mettent en place, les derniers billets se négocient âprement. «Je peux mettre 150 francs, mais après ça commence à être trop cher. Et tu viens avec moi jusqu’au portique, j’ai trop peur que ce soit une arnaque.» Lumière verte et Twint dans la foulée: à 12 minutes près, ce fan des Aigles aurait raté ça.
Mais l’expérience parking n’est pas mal non plus. Si «chaque match est unique», comme le rappelle un panneau promotionnel installé sur la patinoire, l’affluence qui se compte très vite en milliers de personnes atteste que celui-ci l’est davantage. Beaucoup vivent ce jeudi leur première «expérience hockey», autre slogan du club local. Philippe Oberson n’en a pas sur ses affiches, mais le candidat surprise au Conseil d’État genevois profite de l’événement pour s’offrir un peu de visibilité.
Pas sûr que cela fonctionne: le match a commencé. Les hauts-parleurs crachent le commentaire en direct de «Radio Lac», autrement plus chauvin que celui du diffuseur officiel MySports. De quoi faire un peu monter l’ambiance: dans la fan zone, les fans ont plus de mal à entrer dans leur match que la formation de Jan Cadieux et surtout que Sami Vatanen, qui donne très vite deux buts d’avance à ses couleurs.
«Je ne connais pas les chants», avoue un étudiant de l’Université venu vibrer avec ses potes. Si un timide «Servette, Servette» est lancé, force est de constater que les habitués ont un abonnement et sont donc tous à l’intérieur. Mais ce public de beau temps apprend vite et se met au diapason des «Irréductibles Grenat», les ultras qui font vibrer les Vernets depuis plus de vingt ans déjà.
Le hockey sur glace est plus complexe que le football, et certaines subtilités sont expliquées aux néophytes avec plus ou moins de réussite au fil du premier tiers. Mais à l’heure de la première pause, tout le monde sent que les Grenat sont en train d’écrire l’histoire. «Je n’y croirai que quand ce sera fait», tempère Esteban. Le chandail vintage floqué Thomas Déruns trahit quelques traumatismes. «En 2010, on gagnait 1-0, rappelle le longiligne supporter. Se croire champion trop vite est le meilleur moyen de foirer encore. On n'a jamais le droit au bonheur, à Genève.»
Et pourtant: comme l’Acte V, le sort de cette ultime bataille d’une série particulièrement indécise ne fera vite plus aucun doute. Même le but des visiteurs, revenus provisoirement à deux longueurs juste après la mi-match, ne rallumera pas l’espoir à la Tissot Arena, où les fans biennois s’étaient rassemblés.
The place to be, ce jeudi, c’était les Vernets. Les badauds genevois l’ont bien compris, puisque la foule se fait de plus en plus dense à mesure que la nuit tombe (à 20h41, très exactement). Certains sont venus de plus loin: Teemu et ses amis, des Finlandais que Blick avait rencontrés plus tôt dans la série à Bienne, ont remis ça et parcouru 3000 kilomètres pour ce match décisif.
Ils ne voulaient pas rater le sacre potentiel d’un autre Teemu, Hartikainen de son patronyme. Le numéro 70 des Aigles, pêcheur passionné, a honoré ce fan club de luxe en faisant trembler d’autres filets, ceux défendus par son compatriote Harri Säteri, à la 51e minute. Cette fois, même Esteban doit se rendre à l’évidence: Genève aura droit au bonheur.
Les minutes s’égrènent, entre impuissance biennoise et surpuissance vocale des commentateurs de Radio Lac. La foule des Vernets les imite au moment du décompte final, beaucoup plus accessible que les paroles parfois compliquées des ultras. «Trois, deux, un…» Cris de joie et fumigènes, encore.
Un demi-siècle plus tard, l’étiquette de perdants éternels des Romands est arrachée pour de bon. «Champions», peut-on lire sur l’écran géant avec une photo de toute l’équipe à l’appui. Décidément, la logistique a été assurée de A à Z. Tiens, qu’est-ce qu’il faut chanter? Le culte «Meister, Schweizermeister» des Alémaniques n’a pas encore de pendant lémanique, si ce n'est un peu créatif «On est les champions».
Qu’importe: la nuit ne fait que commencer, et la fête promet d’être aussi belle que cette soirée pour l'éternité. «Le hockey, c’est mieux que la Coupe du monde!», s’enflamme une supportrice grimée aux couleurs des Aigles. «J’espère surtout que les politiciens vont enfin comprendre qu’il faut une nouvelle patinoire», persifle un autre, un peu plus terre-à-terre dans l'euphorie. En remportant la saison régulière puis les play-off, l'équipe de Jan Cadieux n'aurait pas pu faire meilleure campagne.