«Vous avez un stylo?» Thierry Barnerat, Titi pour les intimes, saisit l’objet et se met à griffonner au dos des factures de l’innocent café lausannois où nous discutons: on se retrouve illico propulsés dans le stade Bernabéu, à Madrid. Il dessine le but, la ligne des 16 mètres, la position du gardien. «Imaginez Yamal ou Mbappé et je suis le portier. Ils ont le ballon, ils lèvent la tête, ils me regardent. A cet instant, si je ne suis pas parfait dans l’espace, si l’orientation de mes épaules ou la position de mes mains n’est pas juste, ils comprendront exactement où ils devront frapper pour marquer.»
A le regarder vibrer sous sa casquette bleue, on comprend facilement pourquoi tant de sportifs ont craqué pour ce néo-sexagénaire à l’exigence passionnée mêlée de bienveillance, qui regarde de 20 à 30 matchs par semaine et travaille parfois seize heures par jour, à côté d’un emploi dans l’isolation des bâtiments.
Paganini, Pascolo, Martini
Cocasserie, Thierry Barnerat n’a jamais joué dans des buts. Il se revoit à 18 ans, défenseur à l’US Meinier (GE), en juniors A. Ce jour-là, René Camenzind, l’entraîneur, lui explique la mauvaise relance qu’il vient de faire. «C’est lui qui m’a donné cette envie de toujours réfléchir sur la cause d’une erreur. Je l’appelle mon maître, je lui téléphone encore.» Ensuite ce pur autodidacte qui s’inspire même du fonctionnement des animaux, «autant d’un reptile que d’un oiseau», se lie au début des années 1990 avec le célèbre préparateur physique Pierre Paganini (Rosset, Federer, Wawrinka). «Je le considère énormément, nous avons beaucoup échangé. La coordination d’un joueur de tennis est proche de celle d’un gardien de but.» Puis c’est le Servette du début des années 1990. Sous l’égide du coach des gardiens Jacky Barlie, il filme avec sa grosse caméra les entraînements du portier Marco Pascolo. «Avec lui, j’ai pu travailler sur la technique. Marco fait partie des gens qui m’ont ouvert des portes, nous nous appelons encore tous les jours.»
Au début des années 2000, pressé par un gardien français qui s’apprête à utiliser ses préceptes, il en fait un livre. L’ouvrage fait école, la Fédération française l’emploie, il y tisse des liens avec Aimé Jacquet ou feu Bruno Martini. Gagne la FIFA quatre ans plus tard, voit son nom figurer dans la publication FIFA Coaching à côté d’illustres contributeurs comme Gérard Houllier (Liverpool) ou Luiz Felipe Scolari (Brésil, Portugal). Il œuvre toujours pour la fédération mondiale, en étroite collaboration avec Pascal Zuberbühler, en sus d’une dizaine d’années passées à l’ASF. Pas mal pour un homme qui, de son propre aveu, «vient de nulle part».
Forme de couronnement, quelques photos dans son téléphone le montrent dans des moments fraternels avec peut-être le meilleur gardien de but du monde actuel: Courtois, Thibaut Courtois, portier du Real Madrid depuis 2018. Leur collaboration intrigue tant que les articles se multiplient dans la presse mondiale, L’Equipe, Le Parisien, Canal+, Marca, El País, bientôt le New York Times. On y évoque avec admiration les détails que le Genevois est capable de corriger, son application extrême à détecter les plus infimes informations.
Avec Courtois, tout commence il y a un peu plus de quatre ans. Après une expérience en demi-teinte au Lausanne-Sport, Thierry Barnerat décide solennellement de ne plus travailler dans des clubs. Il collaborera soit directement avec les athlètes, soit par mandat avec des fédérations. Il œuvre depuis six mois dans ce sens avec une société belge qui crée des tests pour gardiens quand on lui propose d’analyser une dizaine de matchs de Thibaut Courtois. Et de rencontrer Thierry, son père. Rendez-vous est pris le 11 février 2021. Une heure avant, magnifique présage, Lara Gut-Behrami, avec qui l’expert travaille depuis une dizaine d’années en tant que «développeur cognitif», est sacrée championne du monde de super-G. Il en est encore tourneboulé quand il rencontre Courtois père. Il raconte: «Thierry Courtois fait près de 2 mètres, comme son fils. C’est un ex-pro de volley qui était RH dans une grosse société. Je lui présente mon projet pendant une heure. Il ne dit pas un mot puis s’en va. Un quart d’heure plus tard, il revient et me tend son téléphone. Thibaut est là, en FaceTime…» Celui-ci lui annonce d’emblée son intérêt: «Et on se tutoie, c’est plus simple, d’autant que vous portez le même prénom que mon papa…»
«Un mec extraordinaire»
Depuis, ils travaillent ensemble avec une précision d’horlogers. Peu après chaque match de Courtois, Thierry Barnerat lui envoie une synthèse d’à peu près cinq minutes, avec ses commentaires. Environ une heure plus tard, le Genevois reçoit le retour du gardien.«Nous n’avons plus besoin de discussions. Il valide et explique. Par exemple: «Ici j’ai vu Tchouaméni faire un pas vers mon premier poteau et j’ai donc fermé.» Ce ressenti est important pour moi. Je fonctionne aussi par mémoire flash, je reconnais l’action.»
Un des tout premiers aspects que Barnerat a corrigés chez Courtois fut de changer son orientation sur les dégagements. «Tu pourras ainsi ressortir autant du pied droit que de ton bon pied, le gauche. Plus personne ne pourra te mettre sous pression!» En récompense, il se souvient d’un Belgique-Portugal avec Ronaldo fonçant sur Courtois. Ce dernier l’a évité d’un crochet et a dégagé du droit. Thierry Barnerat a apprécié, en toute humilité: «Le succès vient de lui, pas de moi. Comme pour un pilote de F1, il y a derrière beaucoup de personnes qui amènent des détails pour qu’il gagne. Moi, je suis dans la précision d’une position, d’une orientation. Je ne suis qu’une pièce du puzzle.» Pour l’aider, il remercie une amie, ancienne danseuse à l’opéra de Munich, qu’il appelle «sa Jiminy Cricket» et qui l’épaule dans ce qui touche au relationnel, à l’intelligence émotionnelle. «Quelle intonation, quels mots choisir? Je dois aussi tenir compte du fait que Thibaut est de langue maternelle flamande, même s’il parle bien le français.»
Surtout, il vante les qualités humaines du Belge: «Thibaut est un mec extraordinaire, avec une super éducation, de belles valeurs de vie. Je suis allé deux ou trois fois chez lui, j’ai toujours été accueilli avec une simplicité exemplaire. En même temps c’est un fou de performance, comme moi.» Fait-il partie des gardiens fantasques, à la Grobbelaar ou Higuita? «Non, aujourd’hui ils sont tous réfléchis, c’est une obligation. Ils doivent lire le jeu, l’interpréter. Défensivement, ils doivent comprendre leurs défenseurs, évaluer par exemple sans cesse s’ils se trouvent à deux contre un ou non. Le profil du gardien a tellement évolué!»
Dans ce domaine, la taille est capitale, ce qui rend les performances de Yann Sommer (1 m 83) d’autant plus épatantes. «Pas pour les interventions aériennes, mais pour les gestes à exécuter. Quand Thibaut et ses 2 mètres sort en étendant bras et jambes, il a beaucoup plus de chances de toucher la balle.» Autre aspect, la coordination: «Thibaut est incroyable. S’il part dans un plongeon, il est capable de lever la jambe en cas de changement de direction. Autre qualité: sa stabilité mentale et émotionnelle.»
Dernier griffonnage dans le café lausannois: un but marqué par l’Italien Insigne face à Courtois pendant l’Eurofoot 2021, un tir des 20 mètres plein axe. «On s’est dit: «On ne va plus jamais en prendre un seul comme ça!» Ce but nous a rendu service. C’est grâce à lui que, lors de la finale de la Ligue des champions 2022, contre Liverpool, on a pu contrer Mohamed Salah…»
Cet article a été publié initialement dans le n°10 de L'illustré, paru en kiosque le 6 mars 2025.
Cet article a été publié initialement dans le n°10 de L'illustré, paru en kiosque le 6 mars 2025.