Ernesto Vecchio a les larmes aux yeux à l'évocation de son ancien protégé. «Je n'ai jamais croisé quelqu'un comme lui. Je ne pouvais d'ailleurs rien lui apprendre», glisse-t-il à Blick. Ce jour-là, comme tous les autres, chez lui à Rosario, l'Argentin tire sur ses cigarettes sans filtre.
«Messi, c'est Picasso et Mozart en même temps. C'est un génie», complète-t-il en envoyant valser ses mégots à travers son atelier de réparation automobile. Ernesto Vecchio s'éteindra peu après notre visite, en janvier 2017, à 65 ans. Trois ans avant Diego Maradona.
Des coups de génie, Lionel Messi en a collectionnés durant sa carrière. Il y a ce slalom à travers toute l'équipe de Getafe. Ses 91 buts en une année civile en 2012, un record pour l'éternité. Et ses sept Ballon d'or. «Et pourtant, au Qatar, nous sommes peut-être en train de voir le meilleur Messi», encense Jorge Valdano, champion du monde en 1986 avec l'Albiceleste.
Mardi face à la Croatie, le No 10 argentin a fait danser le tango à Josko Gvardiol, meilleur défenseur du tournoi. Un but qui doit tout au génie de Messi: il demande à Julian Alvarez d'aller gêner le défenseur croate, pour pouvoir lui créer l'espace suffisant à sa chevauchée fantastique. Conclue par une offrande de Messi à ce même Alvarez.
Le tout en demi-finale de Coupe du monde. Peut-être qu'un jour, après sa carrière, Lionel Messi racontera la pression qui pesait sur ses épaules avant ce Mondial du désert. L'Argentine était invaincue depuis 36 matches avant le tournoi, incluant un trophée de la Copa America remporté au nez et à la barbe du Brésil (1-0), un jour de juillet 2021 au Maracana de Rio.
«Messi ne sera jamais Maradona»
Et puis vint le funeste 22 novembre 2022. Premier match de groupe de la Coupe du monde contre l'Arabie saoudite. Lionel Messi entre parfaitement dans son tournoi, ouvre la marque après dix minutes. Mais l'Argentine n'arrive pas à faire le break et balbutie son football après la pause.
Les modestes Saoudiens retournent le match et privent la grande Argentine du record d'invincibilité. Le rêve mondial de Messi ne tient plus qu'à un fil. «Nous ne pouvons pas y croire», barde sa une le quotidien «Olé». Avec une image XXL de Messi quittant le terrain la tête basse. «Il ne sera jamais Maradona», raillent les journalistes sud-américains sous le coup de la déception.
La comparaison est éternelle. Lorsque Maradona est décédé en 2020, les drapeaux du pays ont été mis en berne et trois jours de deuil national décrétés. Messi, lui, perd contre l'Arabie saoudite. La tactique de l'entraîneur Scaloni est décriée. Il bouleverse son XI en vue du match contre le Mexique. «Depuis cette défaite, nous avons eu cinq finales et nous les avons toutes gagnées. Espérons que cela continue», écrit désormais la presse gaucho.
Combien de fois les journalistes argentins ont-ils reproché à Lionel Messi de ne pas être un vrai Argentin? Parce qu'il est parti à Barcelone dès l'âge de 14 ans. Parce qu'il n'avait jamais gagné de titre avec son pays, jusqu'à l'été dernier. Parce qu'il lui manque la passion, cette «viveza criolla», l'espièglerie caractéristique des Argentins lorsqu'ils arnaquent leur adversaire avec charme.
«Messi, ce n'est pas l'un des nôtres»
Prenez Maradona. Il a marqué un but de la main, a assommé des adversaires d'un geste de kung-fu et a été contrôlé positif en pleine Coupe du monde 1994 lors d'un test anti-dopage. «On m'a coupé les jambes», se plaint-il ce jour-là. Don Diego, c'était le drame incarné et les citations de légende. Lionel Messi, lui, a eu la voix tremblante lors de son premier discours de capitaine.
Les footballeurs argentins se sont toujours illustrés par leur technique, mais aussi leur volonté absolue de gagner, même par des moyens déloyaux s'il le faut. Lionel Messi est différent. Il n'a pas appris à jouer au football sur les terrains poussiéreux et cahoteux des bidonvilles argentins, mais à l'académie de Barcelone.
En 2016, crime de lèse-majesté: alors que l'Argentine a l'occasion d'enfin remporter un titre, deux ans après la finale de la Coupe du monde perdue contre l'Allemagne, elle se rate aux tirs au but contre le Chili. Le verdict est impitoyable: «Messi n'est pas un des nôtres.» Frustré, le génie du FC Barcelone met un terme à sa carrière en équipe nationale.
Six ans après, cet épisode semble oublié. Au Qatar, Lionel Messi est le patron. Il a déjà marqué cinq buts (meilleur buteur à égalité avec Kylian Mbappé), mais a paradoxalement encore plus marqué les esprits avec son attitude contre les Pays-Bas.
Lors d'un quart de finale électrique et déjà légendaire, il s'en prend directement aux Néerlandais. «¿Qué miras, bobo?»: ses attaques verbales contre le sélectionneur batave Louis van Gaal et le buteur Wout Weghorst sont déjà mythiques en Argentine. Une idylle tardive entre le virtuose de 35 ans et ses 45 millions de compatriotes.
L'Argentine? Le chaos et la criminalité
Ils sont 50'000 à avoir fait le déplacement du Qatar pour soutenir la Selección. Ceux qui ont eu les moyens de se rendre jusqu'au Moyen-Orient l'ont fait, mais ce n'est de loin pas le cas de toute la population.
L'Argentine est en proie à une immense pauvreté: de nombreux parents ne peuvent pas financer le bus scolaire pour leurs enfants, dans un pays où l'inflation atteindra plus de 90% d'ici à la fin de l'année. Le revenu moyen? 650 francs.
A Rosario, où Messi a grandi, des bandes de trafiquants de drogue se sont emparées de quartiers entiers. Sitôt que le soleil s'est couché, il est autorisé de traverser au feu rouge, car il est devenu trop dangereux de s'arrêter.
Lorsqu'il y a quelques jours, Miguel Roulin, un homme de 46 ans, a été abattu de dix coups de feu devant sa porte, au sud-est de Rosario, l'inspecteur de police a déconseillé à la procureure de se rendre sur les lieux du crime. On ne peut pas garantir sa sécurité. Cette année, il y a déjà eu 265 meurtres à Rosario.
40% du pays sous le minimum vital
C'est non loin du lieu du crime que Lionel Messi a épousé Antonella, son amour de jeunesse. Une société de sécurité privée a dû être engagée pour protéger les prestigieux invités. C'est la réalité de l'Argentine, dont l'ancienne présidente Cristina Kirchner a été condamnée il y a dix jours à six ans de prison pour s'être enrichie lors de l'attribution de marchés publics.
Le président actuel, Alberto Fernandez, enseignant à la faculté de droit de Buenos Aires, ne parle pas un mot d'anglais et est considéré comme le chef d'État le plus faible depuis le retour de la démocratie en octobre 1983. Au cours de ses trois années de mandat, les prix ont explosé.
Pire: le peso étant considéré comme sans valeur, on s'arrache les dollars américains à des taux de change très variable à travers le pays. Quelque 40% de la population vit en-dessous du minimum vital.
«Seul Messi peut sauver ce pays»
La seule chose qui maintient encore la cohésion de la nation du Rio de la Plata, c'est le football. Et surtout la perspective d'un troisième titre de champion du monde. «Messi est le seul espoir que nous ayons encore», a assuré Angel Bravo, ouvrier au chômage, à la télévision nationale le soir après la victoire 3-0 contre la Croatie.
Il faisait partie des dizaines de milliers de personnes à faire la fête dans les rues de Buenos Aires, alors qu'il a perdu son emploi juste avant la Coupe du monde. Personne ne veut investir dans l'industrie à l'agonie du pays. «Seul Messi peut sauver l'Argentine», clame Angel Bravo.
Des attentes démesurées sur les épaules d'un homme de 35 ans, même réhabilité en héros national. Si l'Argentine venait à battre la France dans la soirée qatarie (la finale commence à 18h locales, 16h en Suisse), Messi offrirait une troisième étoile à l'Argentine et s'inscrirait un peu plus comme le meilleur footballeur de l'histoire. Mais qu'apporterait vraiment un trophée de 37 centimètres à peine à un pays moribond?
*Martin Arn a travaillé six ans comme correspondant en Argentine, à Buenos Aires et Rosario.