Berne, hôtel Schweizerhof. Dans le lobby, des clients sont assis devant un Campari Soda. Au premier étage, une porte coulissante s’ouvre discrètement. Derrière, c’est un territoire étranger: bienvenue à l’ambassade du Qatar! L’hôtel de luxe appartient à l’État du Golfe. Mohammed Jaham al-Kuwari nous invite dans son bureau. Depuis une semaine, il est le représentant du Qatar en Suisse. Au mur, deux photos: l’ancien et le nouvel émir.
Monsieur l’ambassadeur, l’équipe nationale suisse se rend à la Coupe du monde de football dans votre pays.
Mohammed Jaham al-Kuwari: Je vous félicite! Nous avons brandi le drapeau suisse lors d’une cérémonie lorsque votre équipe s’est qualifiée.
Tous les Suisses ne partagent pas cette joie. Certains appellent même au boycott de la Coupe du monde 2022.
Je me demande si ceux qui appellent au boycott connaissent vraiment notre pays. On a le droit de nous critiquer, mais ces personnes devraient être prêtes à entamer un dialogue avec nous.
Quelle forme doit prendre ce dialogue?
Nous sommes ouverts et cherchons le contact avec nos détracteurs. Chaque parti peut s’asseoir à la même table que nous. Nous ne sommes peut-être pas encore une démocratie comme la Suisse. Mais nous démocratisons notre pays pas à pas.
Selon un décompte du journal britannique «The Guardian», 6500 travailleurs migrants sont morts sur les chantiers qataris de la Coupe du monde. Les organisations internationales critiquent depuis des années les conditions de travail sur place.
Nous avons bien entendu pris connaissance de ces rapports. Mais les chiffres concernant les travailleurs décédés sur les chantiers ne sont pas corrects. Même les messages desdits travailleurs défendent un autre point de vue.
Pourquoi inventer de telles accusations?
Les chiffres sont en tout cas exagérés. Nous avons étudié les causes et constaté que certains ouvriers étaient malades ou étaient déjà en mauvaise condition physique lorsqu’ils sont arrivés chez nous. Les décès n’ont aucun rapport avec la Coupe du monde. Les accidents surviennent pour différentes raisons. Nous avons divers projets de construction au Qatar. Mais tout est mis en relation avec la Coupe du monde. Même en 2023, après la Coupe du monde, des gens mourront sur des chantiers, qu’ils soient qataris ou non.
Les travailleurs migrants gagnent à peine 250 francs par mois au Qatar – dans l’un des pays les plus riches du monde. Il faut nous expliquer cela.
Il y a un salaire fixe. S’y ajoutent la nourriture, le logement, le transport, les soins de santé, tout ce qui n’est pas compté. Mais en fin de compte, c’est le marché qui décide à quelles conditions la main-d’œuvre est employée. Ce sont les entreprises, y compris celles de Suisse, qui sont responsables de leurs employés, pas l’État. Les gens viennent chez nous parce qu’ils gagnent plus que dans leur pays d’origine. Nulle part ailleurs, on n’emploie autant de travailleurs immigrés qu’au Qatar.
Il est clair que les entreprises ont une responsabilité. Mais c’est l’émirat, en tant que législateur, qui est responsable des conditions de travail.
Nous avons augmenté le salaire minimum et amélioré les soins médicaux. Nous disons aux entreprises quelles normes doivent être respectées pour les logements des travailleurs et nous demandons que les salaires soient versés à temps. Les entreprises qui ne respectent pas ces règles sont soumises à des amendes.
Amnesty International vous reproche de ne faire que de la cosmétique avec ces mesures.
Nous avons réformé notre loi sur le travail. Même la FIFA confirme que nous avons fait des progrès. Nous allons dans la bonne direction, mais nous sommes conscients que nous ne sommes pas encore là où nous voulons aller. N’oubliez pas que nous avons été le premier pays de la région à organiser des élections législatives.
Les droits des femmes sont très limités au Qatar. Est-ce que cela va également changer?
La plus haute conseillère juridique de la Coupe du monde est une femme. Des femmes sont à la tête d’universités. Une femme vient de prêter serment comme ministre de l’Éducation dans notre pays. C’est une grande révolution pour le Qatar. Donnez-nous du temps!
L’homosexualité est interdite dans votre pays. Qu’est-ce que cela signifie pour les visiteurs?
Il n’y a pas de liste noire. Tout le monde peut aller à la Coupe du monde. Indépendamment de son orientation sexuelle ou de son pays d’origine. Nous ne vérifions pas cela. Les homosexuels peuvent regarder les matches chez nous et aller au restaurant…
…mais pas s’embrasser ou se tenir la main en public?
Il y a des règles à respecter. En tant que touriste, on se demande toujours ce qui est valable dans un pays étranger. Chez nous, personne n’attaquerait les homosexuels dans la rue. Même dans les pays démocratiques d’Europe, tout n’est pas accepté. Si vous allez en Hongrie en tant qu’homosexuel et que vous vous embrassez dans la rue, que se passerait-il?
Pouvez-vous imaginer que dans 20 ans, cela puisse se produire chez vous?
Personnellement, je veux voir des hommes embrasser des femmes.
Il y a aussi des règles contre cela chez vous.
Oui, mais on voit aussi chez nous des couples se tenir la main en public. Personne ne les emmènerait au poste de police pour cela. A Berne, je ne vois d’ailleurs que rarement des hommes et des femmes s’embrasser dans la rue.
Nous, les Suisses, sommes des gens réservés.
Je comprends. Mais alors pourquoi ne mentionne-t-on toujours que ce seul aspect pour montrer ce qui se passe ou ne se passe pas au Qatar?
Le dernier championnat d’Europe a été plus politique que jamais, avec des drapeaux arc-en-ciel et des joueurs qui protestent. Qu’attendez-vous pour la Coupe du monde 2022?
Si ça se passe, ça se passera.
Vous n’en avez pas peur?
Pas du tout. Chacun doit pouvoir exprimer son opinion. Nous ne craignons pas que les joueurs fassent des gestes politiques. C’est un événement international, un événement de la FIFA, ce n’est pas un événement qatari. Nous ne décidons pas de tout, la Coupe du monde appartient au monde entier.
Trouvez-vous cela prétentieux de la part de l’Occident de critiquer le Qatar?
Non. Mais je remarque une certaine exagération lorsqu’il s’agit des pays arabes et islamiques. Il y a sans doute quelque chose de plus derrière.
Quoi donc?
N’oubliez pas que nous avons surmonté de nombreuses difficultés pour devenir un pays indépendant dans la région. Nous avons été bloqués politiquement par nos voisins et critiqués pour notre politique. De plus, nos voisins nous attaquent parce que la chaîne de télévision Al Jazeera, qui émet depuis notre capitale Doha, permet toutes les opinions. Pour tout cela, nous payons un lourd tribut en tant que petit pays.
Quels sont les objectifs de l’émir avec cette Coupe du monde?
Nous voulons montrer notre culture, mais aussi apprendre des autres. La Coupe du monde va changer la région. Que cela nous plaise ou non. L’émir veut intégrer le Qatar à l’échelle mondiale. Sans la Coupe du monde, un changement au Qatar n’aurait peut-être pas eu lieu avant 20 ans. Notre rapport au monde, le nouveau droit du travail, ces progrès sont arrivés en un temps extrêmement court. Nous, les Qataris, devons accepter certains changements.
Un processus difficile?
Au début, oui. Mais lorsque les gens ont vu les avantages, comme le fait que notre économie est en plein essor, l’acceptation a crû. Je ne dis pas que toute la population est d’accord. Mais c’est aussi une bonne chose, il faut des opinions différentes.
Que restera-t-il après la finale du 18 décembre 2022?
Nous voulons laisser un héritage à toute la région et à la jeune génération, qui survivra à la Coupe du monde.