En ce matin glacial, Gilbert Gress descend de sa voiture de sport rugissante, rue d’Orbey, à Strasbourg. C’est là qu’il va chercher chaque matin ses journaux chez son ami marocain. «Bild», «L’Équipe», «Gala» et le quotidien local «Dernières Nouvelles d’Alsace». L’homme, qui fête ses 80 ans ce vendredi, est resté curieux et sa passion pour le football est intacte. «Quand on ne s’intéresse plus à rien, c’est qu’on est mort», martèle-t-il.
Impatient au volant
Nous commençons avec lui la visite de sa ville. «Regardez combien de temps il lui faut pour démarrer au vert», s’insurge Gilbert Gress contre la voiture de devant, au premier feu que nous rencontrons. Gilbert – ou «Schilles» comme l’appellent les Alsaciens – est tendu, comme toujours. Il gesticule, parle sans pause et raconte anecdote sur anecdote de sa vie mouvementée. Et il n’hésite pas à klaxonner lorsque ça n’avance pas.
Dans la rue où tout a commencé, il devient pensif. «C’est ici que se trouvait la maison de mes parents», souffle-t-il. Vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, les alertes à la bombe étaient de plus en plus fréquentes à Strasbourg. La mère de Gilbert Gress prenait alors ses deux fils par la main et se précipitait chez le voisin pour se mettre à l’abri. Les premières années dans un Strasbourg meurtri furent difficiles.
Mais le football est vite arrivé dans la vie du jeune Gilbert. «Il y avait trois voitures dans tout le quartier. Le reste était notre terrain de jeu, se souvient Gilbert Gress. Sur le mur de cette maison, nous avions peint un but et cent mètres plus loin, un deuxième. Dans cette ruelle étroite, nous jouions à un contre un quand personne d’autre n’avait le droit de sortir.» A l’époque, il joue pour le quartier de Neudorf. «Huit joueurs de ma rue ont ensuite fait le saut au Racing Club de Strasbourg. Il n’y a probablement pas d’autre rue au monde où huit joueurs de la même génération ont fait le saut dans une grande équipe!»
Plus loin, il y a le jardin d’enfants et l’école, et juste à côté se trouve l’église catholique. «C’est ici que j’allais à la messe avec mes parents, tous les dimanches à 7 heures. Et c’est ici que je me suis marié.» C’était il y a 57 ans. Sa femme venait du même quartier et ils sont encore inséparables aujourd’hui. «Je suis quelqu’un de fidèle. Marié depuis 57 ans. Et j’ai passé 25 ans à Strasbourg comme joueur et entraîneur. Et quinze ans à Xamax en tant que joueur-entraîneur puis entraîneur. Ça en dit long, non?»
Un jour, il a négocié un contrat au Bayern Munich avec le légendaire manager Robert Schwan sur un chemin de campagne, en voiture et en présence de sa femme, et il est malgré tout resté à Stuttgart. Il aurait également pu aller au Paris Saint-Germain. En tant qu’entraîneur, il a tourné le dos à Barcelone et a refusé de rejoindre Dortmund. Quand il énumère tout cela, sa légendaire vanité éclate. Il aime la lumière des projecteurs et il cultive son extravagance. Ce qui lui a déjà valu le reproche d’être une caricature de lui-même.
«Je suis stupide»
Regrette-t-il de n’avoir jamais rejoint un club de classe mondial? «Ma femme dit que j’aurais pu tirer davantage de ma carrière. Mais je suis satisfait car j’ai pu rendre beaucoup de gens heureux. Mon seul regret est de ne pas être resté plus longtemps avec l’équipe nationale suisse et de ne pas avoir signé un nouveau contrat de deux ans à l’époque. C’était une erreur.» Gilbert Gress a posé un lapin au président de l’ASF Marcel Mathier, en ne se rendant pas au rendez-vous fixé. Hans-Peter Zaugg a dû prendre l’intérim. Pourquoi Gilbert Gress a-t-il fait cela? «Parce que je suis stupide, je n’ai pas d’autre explication.»
Nous poursuivons notre route en direction du centre-ville. «C’est là que se trouve l’entreprise Heppner. J’y ai fait mon apprentissage en comptabilité. J’avais quatorze ans. La plupart du temps, nous avions une semaine de six jours. J’avais parfois cinquante heures supplémentaires. Tout cela pour l’équivalent de sept euros par mois. Un patron comme ça, aujourd’hui, on le mettrait en prison!»
La conversation se poursuit. Une de ses petites-filles l’appelle pour prendre de ses nouvelles. Gilbert Gress a un fils, une fille et quatre petits-enfants. Un petit-fils étudie à Singapour, une autre vit à Montréal. «Je parle avec eux via Skype. Et celle qui vit à proximité s’occupe de nous. C’est touchant.»
Dans le centre de Strasbourg, on reconnaît Gilbert Gress. Une photo par-ci, un petit bavardage par-là. En 1979, il a mené le Racing Strasbourg à son unique titre de champion de France. Pour les quelque deux millions d’Alsaciens, c’était du baume sur leurs âmes meurtries. C’est une région qui a toujours été ballottée entre l’Allemagne et la France, qui souffre toujours de crises d’identité et qui aimerait bien être indépendante. «On nous a toujours traités de paysans dans le reste de la France, et pendant longtemps de nazis. Et là, ces paysans sont devenus champions. Devant Paris, devant Marseille, devant Lyon et Bordeaux. Encore aujourd’hui, les gens n’ont pas oublié cela», sourit Gilbert Gress.
Quinze mois plus tard, après le plus grand succès de l’histoire du club, Gilbert Gress est licencié. Il y a une révolte des supporters et 20’000 signatures sont récoltées. La ville veut garder le coach et licencier le président, mais cela ne se concrétise pas. Gilbert Gress part pour Xamax, où il commence l’une des plus grandes histoires à succès du football suisse. Ses fans strasbourgeois se rendent toutes les deux semaines à Neuchâtel avec trois bus.
Son coiffeur se trouve également dans le centre-ville de Strasbourg. Gilbert Gress et sa coiffure: ça aussi, c'est légendaire. «Avant, je disais toujours que je voulais une coiffure comme celle d’Alain Delon.»
Un coiffeur culte
Les cheveux courts n’ont jamais été à l’ordre du jour. En tant que jeune joueur, il s’est rendu en Russie avec l’équipe nationale française pour un match amical avant la Coupe du monde de 1966. L’entraîneur et les responsables de la fédération ont alors exigé qu’il se fasse couper les cheveux. Gilbert Gress refuse et n’est pas sélectionné. À peine rentré à Paris, la liste pour la Coupe du monde est dévoilée. Il ne fait pas partie du voyage en Angleterre. «Nous n’avons pas besoin de Beatles à la Coupe du monde», fait même savoir la fédération française. Le même jour, Gilbert Gress reçoit une offre pour un contrat de trois ans au VfB Stuttgart. «C’est la vie. Deux nouvelles en un jour. Des montagnes russes.»
Son coiffeur à Strasbourg s’appelle Christian Wintz. Il a déjà travaillé pour des spectacles à New York et fait partie, dit-il, des 2000 meilleurs coiffeurs du monde. Gilbert Gress confirme cette affirmation en hochant fièrement la tête. Des touristes et des fans passent de temps en temps au salon. «Des gens de Suisse ont déjà voulu voir où M. Gress se faisait couper les cheveux», explique Christian Wintz. Une fois les cheveux coupés, Gilbert Gress sort son peigne de la poche de sa veste. Comme toujours, il met lui-même la dernière touche. Par vanité? «Non, du respect pour les gens. Je suis sous les feux de la rampe, il faut être présentable.»
Nous allons voir ses amis dans son restaurant préféré. Là où Gilbert Gress joue aux cartes chaque semaine avec ses anciens copains. «Ici non plus, il ne peut pas perdre», rigole le propriétaire de l’établissement, son ami depuis 70 ans. On mange, on boit, on philosophe sur l’Alsace et le football. Gilbert Gress est dans son élément. Il plaisante, il dirige la parole, il est l’animateur du restaurant. «Nous soutenons de nombreux projets, explique-t-il. A Strasbourg, il y a beaucoup de tensions sociales et aussi beaucoup plus de pauvreté qu’avant.»
«Heureusement, je n’ai jamais dû tirer»
Il y a aussi l’autre face de Gilbert Gress, celle qui est réfléchie. Par exemple, lorsqu’il parle de son engagement dans la guerre en Algérie. Il y était dans un bataillon sportif avec le mythique skieur Jean-Claude Killy. En mai 1961, Gilbert Gress est incorporé dans l’armée. Il a vingt ans et il est professionnel près de Strasbourg. Il part un mercredi pour Paris, pensant être de retour pour le match du week-end. Mais il est ensuite dans le train pour Marseille, puis sur le bateau pour l’Algérie. Pendant six semaines, il suit une formation puis est stationné trois mois dans une petite ville. Monter la garde, faire des patrouilles. «Heureusement, je n’ai jamais eu à tirer.» Un an plus tard, il est à nouveau envoyé en Algérie pour quatre mois et demi. C’est une période éprouvante pour lui. «Pendant la semaine, il y avait des escarmouches, se remémore-t-il. Puis le dimanche, nous jouions au football contre les Algériens. Et on oubliait la guerre.»
Gilbert Gress passe donc un cap ce vendredi, en soufflant 80 bougies. Pense-t-il à la fin? «Quand j’étais jeune joueur de Stuttgart, je suis rentré une fois chez moi après un match à Karlsruhe. Ma mère m’a annoncé que mon père était gravement atteint d’un cancer. Quelques jours plus tard, il est décédé à l’âge de 61 ans. Depuis, la mort me hante tous les jours», raconte-t-il. Mais il ne s’inquiète pas, et trop réfléchir sur la mort n’est pas son truc. Il préfère regarder vers l’avant. «Je suis en forme, je monte trois fois par jour au cinquième étage. Et j’ai dix rendez-vous chaque mois. Nous passons aussi beaucoup de temps dans notre deuxième appartement à Neuchâtel. En fait, ma femme aimerait s’installer définitivement là-bas. Mais je suis trop attaché à Strasbourg.»
Le tour de Strasbourg et de sa vie se termine là où il a commencé, chez le vendeur de journaux. Au revoir, Monsieur Gress, et encore un bon anniversaire pour vos 80 ans! «Merci. Je suis reconnaissant. A mes parents, au bon Dieu et à moi. Et j’espère avoir encore dix bonnes années devant moi.»
(Adaptation par Matthias Davet)