Samedi, l’équipe de Suisse de football disputera son premier match à l’Euro, dans le stade olympique de Bakou en Azerbaïdjan. La dernière fois qu’Emin Huseynov a vu cette enceinte, c’était par le hublot du Falcon du Conseil fédéral. Didier Burkhalter en personne était venu l’exfiltrer du pays pour réchapper à une mort probable. Il y a six ans jour pour jour.
«Comme dans un film d’espionnage»
«Je me souviens de cette nuit comme si c’était hier, confie le dissident sur la terrasse d’un café genevois. Nous étions comme dans un film d’espionnage. Ce samedi, je vivrai un moment symbolique, à la fois triste et joyeux. Triste parce que j’ai dû quitter mon pays et perdu ma nationalité. Heureux, parce que c’est grâce à la Suisse que je suis en vie et que je peux continuer mon travail pour les droits humains.»
Ce 12 juin 2015, l’Azerbaïdjan lance avec faste les premiers Jeux olympiques européens de l’histoire. La cérémonie d’ouverture — dans ce fameux stade olympique — est fastueuse. Lady Gaga y chante «Imagine» au piano. Didier Burkhalter est présent parmi le parterre d’officiels. Le politicien neuchâtelois est alors président de la Confédération et de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Il partira pourtant avant la fin du show et s’évanouira dans la nuit bakinoise. Le spectacle n’était pas la véritable raison de sa venue en Azerbaïdjan.
Protégé à l’ambassade suisse
Sa voiture quitte le stade en trombe et s’arrête devant l’ambassade suisse au cœur de la vieille ville. Emin Huseynov y est cloîtré depuis dix mois, menacé par les services secrets azéris. Ses critiques contre le président autoritaire Ilham Aliev ont fait planer des menaces sur sa vie. Son confinement prolongé dans une pièce exiguë du bâtiment officiel lui a causé des problèmes de santé, notamment aux yeux. Le soir du départ, le journaliste n’a eu que quelques heures pour préparer ses maigres affaires.
Le cortège suisse rejoint ensuite l’aéroport, alors que la cérémonie d’ouverture touche à sa fin. Les autorités locales ont été averties de l’intention de Didier Burkhalter et de son équipe de quitter le pays avec leur hôte. Elles ont donné leur accord, mais le passeport d’Emin Huseynov a été annulé, sa nationalité retirée. Grâce à un laissez-passer helvétique, l’activiste pourra néanmoins monter à bord de l’avion officiel. Jusqu’au dernier moment, l’opération semble sur le point d’échouer. Le Falcon décolle enfin. Ce n’est que lorsque le petit jet quitte l’espace aérien de l’Azerbaïdjan que la pression retombe. Mission accomplie.
Servir et disparaître
Didier Burkhalter a quitté le gouvernement en 2017. Contacté, le Neuchâtelois n’a pas souhaité revenir sur cet événement six ans après les faits. «J’ai pris des distances avec la vie politique et fédérale, souhaitant marquer réellement la réserve qui est à mes yeux nécessaire par rapport à mes précédentes fonctions.»
Aujourd’hui, rien ou presque n’a changé en Azerbaïdjan. Le président Ilham Aliyev (59 ans) a été «réélu» il y a trois ans pour la troisième fois, avec plus de 80% des voix. Lors du dernier scrutin, les résultats avaient été publiés par erreur un jour avant le vote. Sa femme Mehriban Alieva est désormais sa vice-présidente.
Pétrodollars et sports
Le clan dirige le pays depuis l’ère soviétique alors que le père Heydar Aliyev, ancien du KGB, était déjà aux commandes. La famille est assise sur une fortune immense, alimentée par l’exploitation de pétrole en mer Caspienne. Cette république du Caucase, située à l’est de la Turquie, est classée 167e sur 180 au classement de la liberté de la presse de «Reporters sans frontières».
«En organisant trois matches de l’Euro, l’Azerbaïdjan veut se racheter une image, résume Emin Huseynov à Genève. La semaine précédente, Bakou a accueilli un Grand Prix de Formule 1. Au premier regard, c’est un pays libéral et ouvert. Mais c’est une dictature qui enferme plus de 150 prisonniers politiques, une dictature qui a du sang sur les mains et provoqué une guerre inutile face à l’Arménie.»
Florian Irminger connaît bien les enjeux dans la région. L’actuel secrétaire général des Verts suisses a longtemps travaillé avec des ONGs actives dans les droits humains. «A l’époque, on parlait diplomatie caviar et c’est désormais une diplomatie du pétrole, explique le Genevois. Le sport est une vitrine pour les dirigeants, mais la réalité est moins belle. L’histoire se répète sans cesse. Le Conseil de l’Europe rappelle régulièrement le pays à l’ordre. En 2015, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné l’Azerbaïdjan pour diverses violations dans le cas d’Emin Huseynov. Il y a eu bien d’autres affaires depuis. Rien ne change, notamment parce que la pression de la communauté internationale reste trop faible.»
Un musée des trophées de guerre
Six ans après son départ rocambolesque, le dissident Huseynov est toujours en Suisse. Il a obtenu le double statut de réfugié et d’apatride. C’est avec une véritable fierté qu’il montre ses papiers. Récemment, l’exemple de la Biélorussie lui a redonné courage. La résistance populaire contre Alexandre Loukachenko a notamment coûté la co-organsiation du championnat du monde de hockey à Minsk.
Mais le monde du football ne bronche pas pour Bakou. «Ils ont utilisé l’argent du pétrole, avec le sponsoring de SOCAR (ndlr: State Oil Company of Azerbaijan Republic) pour corrompre et obtenir ces matches au stade olympique, affirme le dissident. C’est un épisode honteux de l’histoire de l’UEFA.»
Le journaliste espère néanmoins que l’attention provoquée par ces championnats d’Europe va se retourner contre le clan Aliyev et permettre un réveil de la communauté internationale. Emin Huseynov a d’ailleurs un conseil touristique pour les fans suisses qui feront le long déplacement.
Au centre-ville, un musée en plein air des trophées de guerre a ouvert après le cessez-le-feu contre l’Arménie. «Ils ont exposé des casques de jeunes soldats ennemis tués au combat. C’est barbare, digne des scalpes d’Amérindiens. Il y a aussi des mannequins d’Arméniens avec des gros nez, comme les caricatures de juifs sous Hitler. Le pays hôte d’une compétition sportive européenne doit respecter et se conformer à toutes les valeurs des droits humains. Il ne peut pas promouvoir les discours haineux et la xénophobie.»
Pour les touristes que cette visite pourrait malgré tout intéresser, le «parc des trophées de guerre» se situe sur l’Avenue Nobel, à deux pas du bord de mer.