L’Argentine a arraché aux Pays-Bas, et à la nuit qatarie, sa qualification pour les demi-finales du Mondial 2022. Au terme d'un match qui restera comme l'un des plus beaux de la Coupe du monde grâce à sa dramaturgie. Ce vendredi, le stade de Lusail de Doha a été le théâtre d’un indescriptible moment d’histoire.
Une soirée comme seul le football en a le secret, mélange de joie et de larmes, de victoire épique et de cruelle défaite. Une soirée qui a été endeuillée par le décès tragique d'un journaliste américain, en plein match.
Un scénario incroyable
Sur le terrain, Lionel Messi et les Argentins tentaient encore de forcer la décision dans ces prolongations qui n'auraient jamais dû avoir lieu puisque les Pays-Bas étaient menés 2-0 à un quart d'heure de ce qui devait être la fin du match.
Mais ce quart de finale avait échappé à tout logique quelques minutes plus tôt quand les Néerlandais ont égalisé après… 11 minutes de temps additionnel. Un coup franc venu d’ailleurs, une combinaison impensable conclue par l’inattendu remplaçant Wout Weghorst, déjà auteur du 1-2 et sauveur (provisoire) de son pays.
Un mouvement de panique
En prolongations, alors que le suspense footballistique est à son comble, la soirée bascule en l'espace d'une seconde dans l'horreur. Un mouvement de panique se déclenche sur ma droite, au milieu de l’interminable tribune de presse du stade. Plusieurs journalistes se lèvent, hurlent pour demander de l’aide. Mes yeux s'arrêtent sur un confrère, quelques chaises plus loin.
Les secours se précipitent rapidement vers le malheureux. Leur massage cardiaque dure des minutes qui paraissent des heures. En contrebas, la rencontre de football se poursuit sous les vivats de la foule. Ce qui paraissait être la chose la plus importante, retransmise en direct dans le monde entier, devient soudain bien futile.
La fédération US annonce la triste nouvelle
Sur la pelouse, l’équipe d’Argentine finit par s’imposer au bout des tirs au but. Dans la tribune, d’odieux personnages s’approchent et sortent leur téléphone pour prendre en photo ce malheureux qui lutte à même le sol pour sa vie, porté à bout de bras par d’admirables secouristes qui refusent d'abdiquer.
Le journaliste est finalement emporté sur un brancard. Tous les regards disent la même appréhension, la même peur panique. La nouvelle tant redoutée tombe au milieu de la nuit.
La fédération américaine annonce le décès de Grant Wahl. Dans un communiqué publié sur les réseaux sociaux, U.S. Soccer rend hommage à ce journaliste, disparu à 48 ans, qui était convaincu que «la puissance du football devait permettre de faire avancer les droits humains». «Il a été et sera une inspiration pour tout le monde.»
Grant Wahl couvrait sa huitième Coupe du monde, 28 ans après ses débuts lors du Mondial 1994 à domicile, aux Etats-Unis.
Arrêté pour un T-shirt arc-en-ciel
L'Américain avait déjà fait parler de lui en marge du tournoi, puisqu'il avait été interpellé le 21 novembre à dernier à Doha, juste avant le match contre le Pays de Galles. La sécurité du stade Ahmad bin Ali n'avait pas apprécié son t-shirt aux couleurs de l'arc-en-ciel. Après une demi-heure d'interrogatoire, il avait finalement pu entrer dans l'enceinte, recevant des excuses par la suite.
Ce reporter, réputé outre-Atlantique, avait couvert avec assiduité la situation des droits humains et LGBT au Qatar depuis la mi-novembre. Sur son site internet, il avait récemment fait part d'ennuis de santé à ses lecteurs.
Le décès de Grant Wahl n'avait pas encore été rendu public lorsque Lionel Messi et le sélectionneur Lionel Scaloni se sont présentés en conférence de presse au stade de Lusail, à presque trois heures du matin à Doha.
Chacun leur tour, à quelques minutes d’intervalles, les deux Argentins ont dédié ce succès de l'Albiceleste à des personnes qui n’étaient plus là pour le vivre.
Sabella et la finale perdue de 2014
Le technicien de 44 ans a d’abord eu une pensée pour l’un de ses prédécesseurs, Alejandro Sabella. L’entraîneur avait mené l’Argentine lors de la finale de Coupe du monde perdue en 2014 contre l’Allemagne. Il a perdu la vie il y a presque deux ans jour pour jour, à l’âge de 66 ans. «Depuis là-haut, je suis certain qu’Alejandro nous regarde», a salué avec émotion Lionel Scaloni.
Le sélectionneur, qui vivait le plus grand moment de sa jeune carrière, s’est ensuite permis une pensée plus personnelle juste avant de se lever de sa chaise. «Ce qui devait être un jour heureux est un jour triste», a-t-il résumé. «Ma petite ville de Pujato a été frappée par un drame ce matin, un accident de voiture qui a coûté la vie à un homme. Une autre personne est entre la vie et la mort. J’aimerais transmettre mes pensées et mes prières aux familles et aux proches concernés.»
«Muchachos, ahora nos volvimos a ilusionar»
Lionel Messi a été interrogé sur le rôle joué depuis l’au-delà par Diego Maradona, décédé il y a à peine plus de deux ans. Le successeur de la légende a répondu au quart de tour. «J’en suis convaincu: Diego nous regarde de Là-haut et il nous pousse vers la victoire.»
Cette phrase mystique, le public argentin l’a répétée des centaines, peut-être des milliers de fois vendredi soir dans les tribunes du colossal stade de Lusail. «Muchachos», l’hymne des fans de l’Albiceleste au Qatar, se termine sur ce verset. «Les garçons, on a retrouvé la foi. Je veux gagner la troisième [Coupe du monde de l’Argentine], je veux être champion du monde. Et Diego [Maradona], on peut le voir dans le ciel en train d’encourager Lionel [Messi], avec [son père] Don Diego et [sa mère] ‘La Tota’.»
Un chant si puissant
Sur le terrain, l’équipe d’Argentine victorieuse, menée par son numéro 10, a levé les bras vers ce ciel après la qualification, hurlé «Muchachos» à en perdre la voix, encore et encore, en symbiose avec ces dizaines de milliers de fidèles qui ont traversé la moitié de la planète pour vivre ce Mondial à leurs côtés. «Je suis né en Argentine, terre de Diego et Lionel, et des enfants des Malouines que je n’oublierai jamais.»
Ce chant est un pont entre le passé et le présent. Le public n’a cessé de le reprendre dans cette arène dorée. Il dit tout de la passion démesurée de ce peuple argentin pour le football, échappatoire à un quotidien parfois intenable.
Des pensées émues
En l’écoutant vendredi soir au stade, ma peau s'est couverte de chair de poule, mes yeux se sont embués et ma gorge s'est nouée à plusieurs reprises. C'est à nouveau le cas au moment où j’écris les dernières lignes de cet article qui n’en est plus un, ou ne l’a jamais été. Vous m'excuserez, je l'espère, cette conclusion plus personnelle, alors que le soleil se lève sur Doha.
Je pense très fort à Grant Wahl et à sa famille, comme je pense à ces deux Argentins fauchés par un accident de la route à Pujato ou à Alejandro Sabella... mais aussi aux milliers de travailleurs migrants qui ont perdu la vie au Qatar. Un sacrifice sans lequel cette Coupe du monde, qui n’aurait jamais dû voir le jour, n'aurait pas existé.
Le Qatar et la FIFA aveugles et complices
Ces stades gigantesques sont leurs cimetières. Au fil des jours, et des matches, leurs disparitions ne sont devenues que des statistiques qu’on a tendance à oublier. Un chiffre à quatre ou cinq zéros, remis sans cesse en cause par l’État qatari et la FIFA. Cet infâme duo qui leur refuse la dignité jusque dans la tombe.
La magie du football et ce Mondial au niveau du jeu extraordinaire ne doit jamais, ô grand jamais, ne le faire oublier. Chacune de ces morts est une tragédie de trop.