C'est lors d'une conversation tout à fait anodine avec un collègue que j'apprends qu'on peut se fournir en coke, cannabis, MDMA ou champignons hallucinogènes, à travers l'écran de son smartphone. Ah bon? Les réseaux sociaux seraient le nouveau terrain de jeu des trafiquants de drogues? J’en doute. Pour en avoir le cœur net, je décide de créer un profil sur Telegram, une app de messagerie cryptée.
Une fois sur la plateforme, il me suffit de taper «drogue suisse» pour tomber sur un nombre incroyable de groupes – dont certains contiennent quelques milliers de personnes – promettant toutes les substances possibles et imaginables. C’est donc vrai, la drogue est accessible, en quelques clics seulement.
Loin de l’imagerie du dealeur ultra dangereux, les personnes actives sur ces groupes sont super sympas. Entre smiley et autres photos de poudre blanche, on me souhaite la bienvenue dans le groupe. Ça commence bien. Après quelques minutes, une poignée d’utilisateurs m’écrivent en privé et me demandent ce que je cherche, me proposent leurs marchandises, affichent leurs prix et leurs méthodes de livraison. L’un d’entre eux me promet même trois grammes en plus sur ma commande de cannabis et de LSD alors que je ne lui ai encore rien acheté… La raison: je semble être «une bonne cliente». Si son offre m’intéresse, le paiement se fera par PayPal ou par Bitcoin sous l’intitulé «Family and friends». Je ne réponds plus à ses sollicitations, mais il continue de m’écrire. Les gens sont sympathiques, certes, mais aussi très insistants.
Mais alors, est-ce un phénomène isolé? Les autorités s’en inquiètent-elles? Pourquoi préférer les réseaux à la rue? Blick a mené l’enquête.
E-commerce et réseaux sociaux: des opportunités
La vente de drogue en ligne n'est pas un phénomène nouveau. Selon un rapport de l'OFSP publié en 2018, la Suisse n’a qu’une place mineure dans le deal 2.0 en comparaison internationale. Mais compte tenu de la taille de sa population, son rôle n’est pas insignifiant. En effet, la Suisse occupe le 3e rang mondial des pays ayant la plus forte proportion de comptes de vendeur par habitant, et le 7e rang en ce qui concerne le nombre de ventes par habitant.
Et puis, le phénomène a connu un boom en mars de l'année dernière, au début du semi-confinement. Entre le respect des distances de sécurité ou l’obligation de rester à la maison, le marché en ligne a connu une ascension fulgurante en l’espace de quelques mois à peine et ce, dans tous les secteurs d’activité confondus, même celui du deal.
D’après Solange Ghernaouti, experte internationale en cybersécurité, cyberdéfense et lutte contre la cybercriminalité, si Internet ou même le darknet étaient déjà au service de toutes sortes de trafics illégaux, la pandémie a permis de démocratiser le marché sur les réseaux. «Désormais, les réseaux sociaux, les applications mobiles et les services de messageries favorisent le rapprochement entre vendeurs et consommateurs», nous précise-t-elle.
Instagram, Twitter mais surtout Telegram et Snapchat
Il est donc possible de se fournir sur Twitter ou Instagram. Mais les réseaux les plus prisés restent Telegram et Snapchat. Dans le premier cas, on peut échanger avec n’importe qui en tout anonymat. Dans le second, les échanges disparaissent au bout de 24 heures. Il s'agit également d'une app prisée des jeunes. A noter que selon les derniers chiffres de la Confédération, un jeune sur cinq consommerait des drogues avec cannabis, cocaïne et ecstasy au top 3 des produits les plus consommés. Faire du deal sur cette plateforme en particulier peut donc s'avérer très rentable. En plus de permettre de discuter de manière sécurisée, acheter ou vendre sur ces plateformes présente de nombreux autres avantages pour les trafiquants comme pour les clients.
Tout d’abord, des milliers de personnes utilisent ces apps. Trouver un fournisseur ou des acheteurs n’a donc jamais été aussi simple. Ensuite, le fait de pouvoir échanger quand on veut, où on veut, permet au dealeur de mieux connaître ses acheteurs et vice versa. En proposant des ristournes, des photos de la marchandise ou des offres personnalisées, fidéliser les utilisateurs ou approcher de potentiels nouveaux clients devient un jeu d’enfant. Selon Solange Ghernaouti, la vente en ligne permet également un plus grand choix. Alors que les dealeurs de rue sont souvent spécialisés en fonction de la filière dans laquelle ils travaillent, Internet, lui, est un supermarché géant où tout peut s’acheter. Finalement, passer commande peut se faire en deux temps trois mouvements. Certains trafiquants proposent des livraisons en personne dans les heures qui suivent la commande. D’autres préfèrent envoyer la marchandise.
Néanmoins, l'achat sur les réseaux comprend certains risques: arnaques, non-acheminement des produits, substances mixées, etc... «Toute vente en ligne peut s’accompagner de mauvaises surprises, y compris pour les vendeurs qui peuvent avoir affaire à des personnes infiltrées des forces de l’ordre, signale l'experte avant d'ajouter que dans une optique “business”, il en va de la réputation des acteurs et de leurs intérêts à satisfaire et à fidéliser les clients. Plusieurs sites de vente sur le darknet proposent d’ailleurs d’excellents services clients, plus réactifs que la plupart des commerces légaux, et même des systèmes de tiers garants qui permettent de garantir le paiement et la qualité des produits».
Si tout se passe sur les réseaux, pourquoi ne pas suspendre les profils douteux? De manière générale, les plateformes se présentent seulement comme des sites d’hébergement de contenus. Elles se dédouanent ainsi de toute responsabilité en cas de problème. Aussi, à défaut de surveiller des milliers de profils, les réseaux sociaux se contentent surtout de réagir en cas de signalement.
Contacté par Blick, l’Administration fédérale des douanes (AFD) explique avoir constaté une augmentation significative du nombre de colis contenant des substances interdites en 2020.
Par rapport à 2019, les saisies dans le trafic courrier et de colis postaux ont augmenté de plus de la moitié. Les quantités d’héroïne interceptées par les douaniers en 2019 s’élevaient à 20 kg contre 55 kg en 2020. Les masses de cocaïne saisis ont également augmenté: on est passé de 124 kg en 2019 contre 162 en 2020.
Pour l’année en cours, le nombre de saisies de drogues marque encore une légère augmentation mais diminue avec l’assouplissement des mesures Covid. Chaque jour, les douaniers interceptent entre 10 à 15 paquets contenant des substances illégales.
Contacté par Blick, l’Administration fédérale des douanes (AFD) explique avoir constaté une augmentation significative du nombre de colis contenant des substances interdites en 2020.
Par rapport à 2019, les saisies dans le trafic courrier et de colis postaux ont augmenté de plus de la moitié. Les quantités d’héroïne interceptées par les douaniers en 2019 s’élevaient à 20 kg contre 55 kg en 2020. Les masses de cocaïne saisis ont également augmenté: on est passé de 124 kg en 2019 contre 162 en 2020.
Pour l’année en cours, le nombre de saisies de drogues marque encore une légère augmentation mais diminue avec l’assouplissement des mesures Covid. Chaque jour, les douaniers interceptent entre 10 à 15 paquets contenant des substances illégales.
Mais que font les autorités?
D’après un document d’Europol publié en mai 2020, ces nouvelles techniques commerciales ont été observées dans d’autres pays comme l’Autriche, la Belgique ou la France, pour ne citer que quelques exemples.
Mais l’anonymisation de certains réseaux comme Telegram ou l’instantanéité des plateformes comme Snapchat compliquent le travail des forces de l’ordre. «Le phénomène n’est pas nouveau, nous l’avions déjà observé il y a cinq ans», signale à Blick Sylvain Guillaume-Gentil porte-parole de la police cantonale genevoise, avant de confirmer que la problématique a gagné du terrain durant la première période du semi-confinement.
Et si certains policiers se faisaient passer pour des acheteurs, histoire de mettre la main sur des dealeurs? Face à cette question, la police genevoise préfère la jouer discret. Pour le bon déroulement des investigations en cours et à venir, le porte-parole préfère ne rien nous dévoiler.
Les autorités alémaniques, elles, se montrent moins frileuses. Elles ont accepté de livrer des détails à nos collègues zurichois. Serdar Günal Rütsche, chef de la section cybercriminalité de la police du canton de Zurich, confie que certains policiers enquêtent sous couverture. Ils se font passer pour des acheteurs et donnent rendez-vous aux trafiquants. «Lorsqu'il s’agit d’un envoi par courrier, le traçage est difficile, mais pas impossible», précise Serdar Günal Rütsche.
Cependant, la vente de drogue ne se fait pas que depuis la Suisse. Si un dealeur se trouve à l’étranger, les chances de l’arrêter sont maigres. Et ce même si les autorités de différents pays se concertent.
Le deal de rue toujours d’actualité
Si le deal en ligne semble prometteur, Solange Ghernaouti précise toutefois: «Il ne se substitue pas complètement à la réalité des trafics classiques qui continuent d’exister. Il y a une certaine complémentarité des approches».
D’après l’experte, l'avenir du trafic sur les réseaux sociaux sera lié à sa rentabilité à plus long terme, mais aussi à la qualité du service. Au final, tout dépendra donc de l’efficacité des actions de police et justice déployées pour contrer ce genre de trafiquants digitaux. Au-delà de l'action des forces de l'ordre, l’entraide judiciaire internationale et la coopération des acteurs du numérique seront décisives pour combattre ce fléau. Il faut aussi prendre en compte la notion de territoire, si chère au crime organisé. La vente en ligne nécessite des entrepôts, du stockage, de la logistique qu’il faut assurer et sécuriser. La maîtrise d’un territoire depuis lequel se déploie le trafic en ligne ou de rue demeure donc un impératif.