«Vous êtes deux on est deux, on peut vous rejoindre au lit.» Voilà ce que nous lance un jeune mâle en mal d’amour – ou surtout d’éducation – en nous voyant, ma collègue et moi, dans ce grand lit placé en pleine nature.
En venant ici, Lauriane et moi savions que nous étions à la merci de tous et surtout des mecs. Nous n’avions pas peur d’être emmerdées par un désaxé, mais que voulez-vous, d’après mon expérience, il suffit souvent d’avoir un pénis pour ne pas être très à soi et oser jouer les impertinents face aux nanas.
En parlant de folie, je précise tout de même que mon frère est venu nous rendre visite en pleine nuit avec une pelle et un masque de Scream, histoire de bien nous foutre les boules. Mais ça, j'y reviendrai plus tard.
Null Stern: un concept qui invite à la réflexion
Vous devez vous demander de quoi je suis en train de parler. Eh bien laissez-moi éclairer votre lanterne. Pioncer à la belle étoile est un concept artistico-touristique très sérieux (si, si). Ce sont deux artistes saint-gallois, Frank et Patrik Riklin, sans oublier l’hôtelier Daniel Charbonnier, qui l’ont mis sur pied. Intitulé «Null Stern» (zéro étoile en Allemand), le concept a d’abord vu le jour en Suisse alémanique en 2016. L’idée: dormir dans une suite sans toit, ni mur pour la modique somme de 325 francs, pour réfléchir à des questions existentielles comme: «Qu’est-ce que la sécurité?», «Qu’est-ce que le luxe?», «Comment préserver les ressources et réduire notre consommation d’énergie?» Voilà.
La première chambre d’hôtel «zéro-immobilier» a vu le jour dans le Safiental (GR), en plein milieu des montagnes. Entre-temps, d’autres suites de ce genre ont été installées dans différentes régions de Suisse orientale, jusqu’à arriver en Suisse romande cette année.
Pour cette première, quatre suites en plein air ont été installées dans la commune de Saillon en Valais: une dans la Colline Ardente, une dans un vignoble, une autre dans la colline de la tour Bayart, et une en pleine bordure de la route cantonale. Plusieurs réservations ont déjà été faites à ce jour et des personnes seraient même venues de l'étranger pour tenter l'expérience.
Moi, j’ai choisi de me rendre dans la dernière suite, sans penser que mon frangin qui habite non loin, viendrait me faire coucou avec un masque et un outil de jardin. Mais ça, ce n’est que la partie rigolote de la soirée…
Oser l’expérience un peu folle
Reprenons depuis le début. Quand mon boss me propose le sujet, j’avoue que je ne suis pas hyper chaude. Dormir dehors, ça ne m’excite pas trop. Mon confort, j’y tiens. Mais obligations journalistiques obligent, je me dis qu’il faut quand même que je fasse un petit truc.
En revanche, hors de question d’y aller seule. Ma collègue et copine Lauriane accepte de m’accompagner. En plus, elle est de la région. La contrée valaisanne n’a donc aucun secret pour elle. Me voilà rassurée.
Le jour J, nous prenons le train jusqu’à Ardon pour aller chercher la voiture de ses parents à Vétroz. On se dit que c’est tout de même plus prudent d’avoir une caisse à dispo où se réfugier. Sait-on jamais.
Un début de soirée plutôt sympa
Nous avons tout d’abord rendez-vous à l’Hôtel des Bains de Saillon où nous sommes accueillies par deux majordomes. Ce sont eux qui sont en charge de nous accompagner à notre suite et de répondre à nos questions. Moi qui n’ai jamais eu l’occasion de bénéficier des services d’un gouvernant, je suis partagée entre l’excitation et une pointe de gêne.
L’un d’entre eux me tend une carte où est inscrit un numéro permettant d’ouvrir un coffre à l’entrée de l’hôtel. À l’intérieur, une clé qui donne accès à une «vraie» chambre à l’intérieur de l’établissement. «S’il se passe quoi que ce soit, qu’il fait moche ou que vous préférez finir la nuit à l’intérieur, vous pouvez venir prendre la clé. Faites attention à ne pas perdre cette carte par contre. Je vous conseille de prendre le code en photo au cas où vous la perdriez», me conseille David, le majordome en chef. Il est vrai qu’il y a pas mal de vent. Ce serait bête que le bout de papier plastifié s’envole…
Une fois sur place, les deux professionnels retirent la grande bâche grise qui recouvre la plateforme. Nous nous trouvons entre une route cantonale et une station-service. Il y a bien quelques habitations, mais on se sent tout de même assez seules. Les voitures qui roulent à quelque 60 km/h juste à côté nous rappellent à la réalité. De l’agitation, il va y en avoir.
Lorsque le lit est prêt, Lauriane et moi décidons de taper dans la planchette de bienvenue qui nous a été servie. On ouvre aussi une bonne bouteille de rouge. J’avoue être tout de même étonnée que la planchette soit servie dans un récipient jetable avec du plastique. Pareil pour les verres de vin, si je ne m'abuse… Si «Null Stern» a pour but de nous faire réfléchir sur l’état de la planète, notamment, je trouve dommage de ne pas avoir opté pour de la vaisselle standard. Le diable se cache dans les détails, paraît-il.
D’autant plus qu’en cas d’emmerdeS (avec un grand S), elle pourrait faire office d’arme une fois cassée. Effet deux en un garanti! Car qu’on le veuille ou non, il ne faut pas oublier que nous sommes deux femmes et que nous nous apprêtons à dormir dehors, tout de même.
Se faire klaxonner: la routine
La nuit commence gentiment à tomber et on reçoit nos premiers coups de klaxons d’automobilistes qui passent par-là… En temps normal, les mecs qui font les malins dans leur caisse, on connaît. Il suffit d’oser se promener dehors et la symphonie peut commencer. Sauf que là, pénombre et lit en prime, c’est le combo idéal pour les gros lourds.
Bref, Lauriane et moi sommes à disposition. En tout cas, c’est ce que nous ressentons. Pas sûr que les trois messieurs à l’origine de «Null Stern» aient pensé au problème du harcèlement de rue et autres joyeusetés au moment de créer le concept. Mais bon, ce sont des hommes. Ils n’ont par conséquent jamais connu cette violente réalité qui en a déjà traumatisé plus d’une… Est-ce que je leur en veux? Un peu, j'avoue. Mais ça va, personne ne s'est manifesté frontalement. Enfin, pas encore...
Invitation à se faire tringler par des inconnus
Notre soirée anti-idyllique (c’est comme ça que se nomme fort à propos la suite) est loin de s’arrêter là. En début de soirée, une petite horde de deux roues s’amuse à passer à côté de nous et finit par s’arrêter à la station-service.
Là, deux mecs se postent au pied de notre lit et nous demandent s’ils peuvent nous rejoindre. Nous répondons que non, sans façon. Ce à quoi ils rétorquent qu’ils sont deux eux aussi et que ça pourrait être sympa de partager notre lit. Comprenez: on s’invitent dans vot' plumard et on peut éventuellement vous sauter avant le lever du jour.
J’ai extrêmement envie de les envoyer chier sauvagement. Mais en me retournant vers la station qui se trouve derrière nous, je vois que quatre de leurs potes attendent. Ils ne sont donc pas deux, mais six. Ça promet, putain.
Ils finissent par cesser de nous parler mais restent une bonne vingtaine de minutes à traîner à la station. Ils ne font pas le plein, non. Ils sont juste là à discuter d’on se sait quoi. Lauriane et moi restons assises sur le lit, silencieuses. Nous attendons qu’ils déguerpissent et qu’on puisse être en paix, un luxe qu’en tant que nanas, on ne connaît que rarement dans l’espace public, dodo à la belle étoile ou non.
Le psychopathe déguisé
Il est 22h00 et, au loin, nous entendons un bruit sourd. Quelqu’un trimballe quelque chose sur le sol. Lauriane, paniquée bondit du lit et se poste debout prête à courir vers la voiture et se barrer fissa. Elle a gardé les clés de la voiture cachée sous l’oreiller au cas où un truc bizarre comme ça se produirait.
Moi, je reste calme, stoïque. Je suis là, assise sur le lit et j’attends que le petit malin arrive. Une fois qu’il sera devant moi, j’aviserai. Là, mon cerveau se met en off. Je ne suis plus humaine mais une sorte d’animal qui n’hésitera pas à balafrer la gueule du potentiel prédateur. Qu’il vienne, je l’attends!
Le prédateur est un rigolo habillé d’une cape blanche et d’un masque d’Halloween. Quant au bruit, il s’agissait d’une pelle qu’il faisait traîner par terre. Là, j’entends un petit garçon se mettre à rire. Je reconnais mon neveu. L’homme déguisé n’est autre que mon frère qui a décidé de nous faire une blague. La pression redescend et on se met à se marrer tous ensemble.
Même si on a eu peur, on est contentes que mon frère soit là, accompagné de ses deux fils et de sa femme. On discute une petite heure pour tuer le temps. Je ne le dis pas, mais je redoute leur départ.
La présence de trop
La petite famille rentre à la maison et avec Lauriane, on décide de se coucher. Dans la nuit, plusieurs voitures s’arrêtent pour s’approvisionner en essence. À chaque fois, on retient notre respiration, on se regarde dans le blanc des yeux, on prie pour que la personne ne nous remarque pas et s’en aille. Lauriane jette souvent un œil discret vers la station. Mieux vaut prévenir que guérir, comme on dit.
À deux reprises, quelqu’un s’arrête mais ne fait pas le plein. Nous ne percevons pas le bruit de la pompe à essence. En revanche, nous entendons des bruits de pas sur le gravier et franchement, on panique. Qu’est-ce qu'il se passe? Pourquoi s’arrêter ici? Quelqu’un sait qu’on est là? Fait-on du repérage?
Entre nous, j'imagine déjà faire les gros titres du style: «Deux demoiselles sexuellement agressées puis démembrées après une nuit dans une suite conceptuelle». Oui bon, j'exagère, faudrait y aller pour oser nous démembrer au bord d'une route... Quoi qu'il en soit, c’en est trop. Pour notre tranquillité et surtout, notre sécurité, nous décidons de nous en aller et d’opter pour la chambre d’hôtel qui nous attend.
Pas le temps de penser à la misère du monde
Qu’on se le dise, si l’idée de base du concept est de faire réfléchir, c’est un gros raté pour ma part. Certes, le projet est louable, puisqu’il souhaite montrer des choses à travers une expérience révélatrice. Sauf qu’à titre personnel, ça n’a pas eu l’effet escompté.
Pendant ces six heures passées dehors, je n’ai pas pensé au climat, je n’ai pas pensé à l’urbanisation de la société, je n'ai pas pensé à mon rapport à la nature, je n'ai pas pensé au prix de l’essence qui explose à cause de la guerre en Ukraine, je n'ai pas pensé à la pollution lumineuse ou sonore. Je n’en ai tout bonnement pas eu l’occasion.
J’ai avant tout songé à ma sécurité et à ma dignité en tant que femme. J’ai aussi réfléchi au peu de respect qu’on porte à ma personne et à celle de ma collègue, tout ça parce que nous possédons un vagin.
Sauf que tout cela, je l’avais déjà réalisé il y a longtemps. Je n’avais pas besoin de dormir dehors pour le comprendre, n’en déplaise aux instigateurs de «Null Stern – la seule étoile c’est vous». En parlant d’étoile, disons que sur le moment, je me suis davantage sentie comme un morceau de viande que comme un corps céleste…
Questionnaire d'(in)satisfaction
Le lendemain matin, nous sommes invitées à remplir un questionnaire de satisfaction. J’explique donc brièvement que la mise en place d’une personne chargée de la sécurité ou l’installation de caméra ne serait pas de refus.
Confronté à mes craintes, l’hôtelier Daniel Charbonnier m'explique que placer une caméra soulève une problématique centrale: le compromis entre surveillance, vie privée et protection des données. «Normalement, le principe fondamental d’un hôtel est d’assurer la confidentialité et la sphère privée des clients.» Il précise qu’un client qui achète une nuitée peut exiger le même niveau de confidentialité et de respect de sa sphère privée que dans une chambre d’hôtel. Mais alors, est-ce que le client qui décide de dormir là est responsable de sa propre sécurité ou est-il prêt à sacrifier sa sphère privée?
Il ajoute qu’il a conscience que l’expérience n’est pas la même si on est une femme ou un homme. «Il y a quelques jours, nous avons accueilli deux amies et elles ont eu une expérience très différente que le couple homme/femme venus avant elles. Elles ont senti que les passants prenaient plus de liberté et se permettaient d’engager la conversation. Elles se sont fait la réflexion que le regard et le comportement des gens étaient différents si c’était un couple homme/femme, homme/homme ou femme/femme. Cela soulève des questions fondamentales sur le comportement de notre société et de ce qui est toléré de manière tacite dans un monde où la notion de genres et de l’égalité de traitement sont en pleine évolution.»
Trouver des solutions
Oui, sauf que ce problème de société est loin d’être un scoop. Et je crois qu’en 2022, tout le monde a plus ou moins compris ça. Alors, à la place de tout intellectualiser, ne serait-ce pas le moment de trouver des solutions?
En attendant qu’on ne se sente plus menacées lorsqu’on franchit le pas de notre porte, je conseille aux femmes qui souhaitent songer à l’état de la planète, de le faire à l’abri ou d'emmener un chien de garde, une batte ou un taser avec elles. Parce que réfléchir aux conséquences de ses actes, ça va aussi pour le passant qui pense qu'il a le droit de nous importuner de manière totalement décomplexée.