La réalisatrice Céline Pernet
«Les hommes de ma génération sont assis entre deux chaises»

Ils sont déstabilisés, agacés, tristes, mais honnêtes. Dans son film «Garçonnières», la cinéaste suisse Céline Pernet a interrogé une trentaine d'hommes sur les modèles de masculinité. À voir dans le cadre du festival Visions du réel de Nyon.
Publié: 10.04.2022 à 13:14 heures
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Le film «Garçonnières» offre la possibilité de mettre des mots sur des modèles de masculinité toxiques et de réfléchir ensemble à la/aux masculinité(s) inspirante(s) de demain.
Alexandra Fitz

Céline Pernet est née à Nyon. L’anthropologue et réalisatrice, désormais établie à Neuchâtel, vient de sortir son premier long métrage, «Garçonnières», qui sera projeté les 10, 14 et 15 avril dans le cadre du festival nyonnais Visions du réel.

«Garçonnières» est né d’un intérêt personnel (trouver un partenaire) qui a rapidement débordé sur une curiosité plus générale face aux hommes en souffrance que Céline Pernet a rencontrés. Passionnant, son film questionne une masculinité en crise.

Vous cherchiez un homme pour vous et vous en avez trouvé 30 pour un film. Comment cela s’est-il passé?
Céline Pernet:
(Rires) J’ai passé un certain temps sur les applications de dating et j’ai rencontré beaucoup d’hommes. Je leur ai posé des questions sur leur vie, leurs relations et leur sexualité et j’ai remarqué que quelque chose se passait. Alors que cela commençait enfin à bouger chez les femmes, j’avais l’impression que les hommes étaient de plus en plus frustrés et incertains de leur rôle.

Après trois ans et 65 rendez-vous, vous avez donc décidé de tourner un film documentaire. Dans quel but?
Je voulais savoir pourquoi les hommes ont peur lorsque les femmes ont plus de liberté. J’ai donc passé une annonce pour trouver des hommes âgés de 30 à 45 ans qui accepteraient de parler avec moi des modèles de masculinité devant la caméra. J’apprécie les hommes et je veux que les relations fonctionnent. Qu’elles soient bonnes.

Pourquoi des hommes dans cette tranche d’âge?
Les hommes de ma génération sont assis entre deux chaises. Nés dans les années 80, ils ont grandi dans les années 90 et ne se sont guère posé la question des rôles sexuels et de la répartition des tâches. Les garçons s’habillaient en bleu, les filles en rose. Les séries et les films étaient sexistes, et les boys bands étaient composés de gars bronzés et musclés. De même que nous, les femmes, nous nous demandons qui nous voulons être, de nombreux hommes se demandent aujourd’hui ce qu’ils doivent garder de leur éducation et quel genre de nouveaux hommes ils pourraient être.

Vous les avez questionnés sur leur vision de la masculinité, leur première expérience sexuelle, leurs corps et ils y répondent très honnêtement. C’est plutôt étonnant.
Il faut dire que seuls les hommes qui voulaient parler se sont annoncés auprès de moi. Certains réfléchissaient déjà beaucoup à leur rôle. Pour d’autres, c’était nouveau. Mais oui, il n’est pas courant qu’une femme inconnue vienne dans le salon d’un homme et lui pose des questions intimes pendant trois heures.

Qu’est-ce qui vous a le plus surpris?
Que ce ne sont pas les hommes les plus ouverts et les plus sûrs d’eux qui ont parlé le plus facilement de l’intime, mais surtout les plus silencieux qui ont révélé des choses très personnelles.

Qu’est-ce qui vous a le plus dérangé?
Beaucoup de choses. Je ne suis évidemment pas d’accord avec tout ce qu’ils disent. Mais en tant que documentariste, ce n’est pas mon rôle de les juger.

Vous pensez aux hommes qui affirment que les femmes rencontrent plus facilement quelqu’un, qu’il est plus facile pour les femmes de coucher avec un homme et que les femmes ont moins de problèmes avec un refus?
Oui, je ne suis en effet pas d’accord avec ça. Un rejet n’est agréable pour personne. Mais il y a un autre présupposé auquel je m’oppose: l’idée que les hommes doivent protéger les femmes. Je peux me protéger moi-même. Je veux partager ma vie avec quelqu’un et faire équipe, je n’ai pas besoin d’un garde du corps.

Je trouve passionnante la manière dont les hommes décrivent leur première fois. Ils utilisent des mots comme «horrible», «enfer» et «stressant».
Je suis d’accord. Et j’aurais aimé entendre ça quand j’avais 15 ou 20 ans. Que les garçons disent: «Ça n’est pas facile pour nous non plus». Que l’on puisse dire ensemble: nous essayons simplement et n’avons pas d’attentes trop élevées.

Une autre question très importante que vous posez aux hommes est la suivante: te sens-tu bien dans ton corps? La réponse: trop peu de barbe, des cheveux trop clairsemés sur la tête ou trop de poils sur le corps.
Oui, la pilosité est le plus grand complexe des hommes.

Et pourtant, on a souvent l’impression qu’ils ne doutent pas vraiment d’eux-mêmes. Du moins en ce qui concerne leur apparence.
C’est vrai. Je leur ai posé cette question parce que les complexes sont un sujet important pour moi. Depuis l’âge de dix ans, je me sens trop grande, trop grosse, trop quelque chose.

J’ai regardé le film avec mon copain et je lui ai demandé s’il pensait que les hommes avaient moins de complexes. Il m’a répondu que les hommes y sont surtout moins confrontés, alors que les femmes sont depuis toujours fortement définies dans la société par leur apparence.
Oui. Nous, les femmes, sommes socialisées de cette manière. La plupart du temps, les hommes de mon film devaient aussi réfléchir et se demander: «Est-ce que j’ai des complexes?» Chez la majorité des hommes, les complexes sont certainement moins importants que chez les femmes.

Un homme pleure devant la caméra. La scène est très touchante. Il raconte que pendant la grossesse de sa femme, il ne ressentait rien, que tout était si abstrait et qu’il ne pouvait pas non plus se réjouir. Mais quand le bébé est arrivé, il a été submergé par ses sentiments.
Je ne connais pas grand-chose à la grossesse et à la maternité, je n’ai pas d’enfants. Mais nous demandons beaucoup moins souvent aux hommes ce que cela fait de devenir papa, comment s’est passée la naissance pour eux et comment se sont passés les premiers jours à la maison avec le bébé.

Et maintenant? Après avoir parlé ouvertement avec tant d’hommes, êtes-vous optimiste quant à l’avenir des rôles de genre?
Il se passe quelque chose, c’est positif. Même si cela prend énormément de temps. Mais les structures patriarcales et les modèles de masculinité toxiques sont profondément ancrés. Certains hommes ne se sentent pas à l’aise et se remettent en question, d’autres ne se posent pas ces questions parce qu’ils sont dans une position privilégiée. La génération qui me suit a déjà compris beaucoup plus de choses que moi au même âge.

Nous pensons toujours que nous sommes déjà bien plus avancés. Mais on entend alors des déclarations comme: «Un homme doit être un leader, il ne doit pas être trop émotif et encore moins pleurer». Dans votre film, de nombreux hommes s’en irritent eux-mêmes et en ont assez de ces commandements et de ces attentes.
Il y a dix ans, je n’aurais pas réussi à trouver des hommes qui parlent honnêtement de la masculinité. Ils n’auraient pas été prêts.

Est-ce qu’un homme parmi tous ceux que vous avez rencontrés est resté à vos côtés, ou êtes-vous toujours célibataire?
(Rires) Je suis toujours célibataire.

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