C'était en janvier dernier, le 8 plus précisément. Jeanne Spaeter, une artiste genevoise domiciliée à Berne, faisait signer un document peu commun à un certain Mike, inconnu jusqu’alors. Son nom: «Le Contrat de Relation Amoureuse de Qualité», qu'elle avait rédigé avec l'aide d'une avocate. Toutes les clauses sont scrupuleusement réfléchies et tout est calculé: du nombre de rapports sexuels mensuels, aux heures passées ensemble, jusqu’aux petits surnoms à se donner.
Le but de la jeune femme de 28 ans: vivre une relation où tout est optimisé et voir si l'attachement peut naître. Le couple finit par rompre le contrat au bout de 317 jours, le dimanche 21 novembre 2021. Blick a voulu en savoir plus sur cette performance et comment son instigatrice avait vécu ces dix mois «d'amour»...
Comment avez-vous eu l’idée de cette «Relation Amoureuse de Qualité»?
Jeanne Spaeter: Ce projet était la suite logique d’autres travaux artistiques que j’avais menés. J’ai commencé par faire une sorte d’enquête de satisfaction des relations que j’avais eues avec d’autres personnes et les analyser via le prisme de l’entrepreneuriat, du développement, de la productivité. L’idée était de se demander si les relations qu’on entretient sont aussi une forme de job ou pas. Si je délivre des services amoureux, n’est-il pas logique d’obtenir des retours sur expériences? J’ai donc commencé par appliquer cette logique capitaliste à l’amour. Ensuite, je me suis dit que si l’amour était un boulot, il fallait rédiger un contrat engageant les deux personnes en tant que partenaires de travail.
Quel était votre objectif?
(Rires) J’adore cette question! Dans un premier temps, il s’agissait juste d’écrire le contrat. Je me suis dit que ça pourrait être hyper marrant de rédiger toutes les clauses tacites qu’on accepte quand on commence une relation amoureuse sans même s’en parler. Tout ce qui est implicite mais qu’on prend comme base pour entrer dans la norme. Je pense notamment au fait de dormir ensemble dans le même lit, se tenir la main en public, etc... Le but était de montrer l’absurdité de ces règles. Les mettre sur papier était une manière de réaliser à quel point elles ne sont plus très valables. Ensuite, je me suis dit que ça pourrait être encore plus marrant de vivre cette relation ultra normative pour voir ce que c’était. D’un point de vue plus humain, je voulais savoir si la naissance d’émotions était possible à partir de quelque chose d’aussi froid qu’un contrat.
Comment avez-vous défini la «qualité» des prestations présentes dans le contrat?
Dans un premier temps, j’ai lu pas mal de bouquins de sociologie, notamment d'Eva Illouz, la reine des questions amoureuses et romantiques. Tout ça m’a donné beaucoup de points à aborder. Sinon, il s’agissait surtout d’observations. Je pense aux surnoms que certains couples se donnent comme «bébé» ou «mon chat». Finalement, je me suis aussi basée sur la culture qui, quelque part, façonne notre imaginaire romantique. Par exemple, pour arriver à 12 nuits mensuelles à passer ensemble, je me suis référée à la chanson d’Indochine: «Trois nuits par semaine».
Comment a réagi votre entourage face à ce projet?
Mes parents et mes amies et amis connaissent mes travaux. Donc tout le monde était assez enthousiaste. J’ai eu beaucoup de soutien de mes proches et ça a aussi permis d’ouvrir le dialogue sur certains sujets. Avec mes parents, les relations amoureuses n’ont jamais été un thème de discussion. La performance a permis de parler d’amour de façon moins pudique.
Comment avez-vous organisé votre casting?
Pour tout vous dire, ce n’était pas une mince affaire de trouver celui qui accepterait de signer le contrat. Après, j’ai toujours été claire quant à mes intentions. Il s’agissait d’une performance. J’ai d’abord publié des annonces sur des sites d’emplois genre Jobup (rires) ou sur papier dans quelques lieux culturels à Berne. Mais évidemment, là où ça a le mieux marché, c’était sur Tinder.
Quels étaient vos critères?
Je ne voulais pas que l’affect entre en compte. Je ne voulais pas choisir parce qu’un tel ou un autre me plaisait, non. Je voulais quelque chose de très rationnel, de froid. Quant à mes exigences, elles étaient assez simples au final. Il fallait soit parler anglais ou français, habiter à Berne ou proche et vouloir faire cette expérience.
Comment ça se passe lorsqu’on propose ce genre de contrat à un inconnu?
Eh bien la plupart panique. La preuve, sur les neuf mecs qui ont accepté de me rencontrer, seuls deux types étaient prêts à aller plus loin. Ce qui a fait pencher la balance pour Mike, c’est qu’il habitait à Berne alors que l’autre vivait à Bienne. Je me suis dit que c’était plus pratique en termes de déplacements.
Vous êtes tombée sur des mecs louches?
Ouais… J’ai vraiment eu un mauvais feeling avec un des hommes rencontrés. Il était d’accord de se lancer dans ce projet avec moi mais j’ai dû refuser parce que je ne le sentais vraiment pas. Avec le recul, je me dis que j’ai vraiment bien fait. Alors bon, c’est clair qu’on peut avoir peur de tomber sur des mecs creepy. Mais dans l’histoire, c’était surtout moi la creep. Il n’empêche que je me suis tout de même mise dans une situation hyper délicate. C’est la raison pour laquelle j’ai ajouté un critère en plus de ceux que j’ai énumérés avant: la confiance. Je voulais pouvoir me dire que le mec en face de moi avait l’air ok et m’assurer qu’on ne me ferait pas de mal d’une manière ou d’une autre.
Comment avez-vous vécu le fait de ne pas passer par l’étape «flirt»?
C’est très bizarre. Avec Mike, on s’est vus à deux reprises: une fois pour le rendez-vous et une fois pour lire et s’accorder sur le contrat. Lorsque le contrat a été signé, le 8 janvier: bam! D’une seconde à l’autre, on était ensemble! On se tenait la main et on a dormi dans le même lit le soir venu. On a appris à se connaître au fil des semaines.
N’est-ce pas frustrant? Flippant, même?
J’avais eu le temps de me préparer et puis je ne pouvais pas me plaindre d’une chose que j’avais moi-même instiguée. C’est aussi ce que je cherchais à faire. Je voulais me pousser dans mes retranchements émotionnels et physiques.
En parlant de rapport physique... Votre premier rapprochement, votre premier baiser, c’était comment?
Je dirais que c’était de l’ordre de l’exécution puisque c’était écrit dans le contrat. Pour le premier rapprochement physique, ça a pris du temps. Mais c’était chouette parce que malgré la pression du contrat, on a respecté les limites de l’autre. On ne s’est pas simplement sautés dessus. C’était progressif tout en étant bizarre.
Et votre premier rapport sexuel? Est-ce qu’on peut ressentir du désir, quand on est dans une logique de «prestation»?
Ce qui est intéressant, c'est que la situation nous a obligés à créer l’attraction. La recherche de ce qui nous plaît chez l’autre devient une manœuvre, disons active, pour ressentir du désir puis du plaisir. Ce n’est pas le cas dans les relations standards où on est avec quelqu’un parce qu’il nous plaît à la base.
Fournir des services notamment sexuels parce qu’ils sont régis par un contrat, n’est-ce pas la porte ouverte à certaines dérives?
Je vois bien ce que vous voulez dire et c’est intéressant parce que c’est une problématique que je voulais aborder dans le cadre de ce projet. Tout d’abord, dans les clauses du contrat, le rapport sexuel n’est pas défini par une pénétration. Ensuite, il y avait certaines pratiques qui étaient prohibées. Finalement, il y avait une clause de consentement: chaque relation sexuelle devait être verbalement et clairement consentie par les deux partenaires. Au début, Mike était hyper gêné par ça, comme beaucoup de mecs qui trouvent que le consentement, ce n’est pas très sexy… Et c’est important de questionner ce qui est sexy ou non. Car justement, ce qui est sexy est généralement basé sur le mystère, sur l’inconnu, sur la zone grise. C’est là qu’il y a énormément de dérives.
Certes, mais donner son consentement sur une chose qu’on doit de toute façon faire est un peu antithétique, non?
Totalement. On s’est d’ailleurs rapidement rendu compte que ça ne fonctionnait pas. Le contrat créait une injonction à avoir quatre rapports sexuels par mois. En réalité, il n’y avait jamais vraiment de consentement total. Et est-ce que ça, ça n’existe pas aussi dans des couples qui se sont choisis? Je pense que de nombreux couples se sont déjà dits: «Si on ne baise pas x fois par semaine, ça veut dire que ça ne va pas». Dans ce cas, ce n’est pas le partenaire qui force à avoir un rapport sexuel, mais notre conception du couple. Le mécanisme est le même.
N’est-ce pas profondément dérangeant de se dire qu’on entretient une relation par devoir et pas par envie?
Oui et non. Parce que, pour moi, il y avait l’intérêt artistique qui était extrêmement présent et je savais exactement pourquoi je continuais dans cette relation. Quelque part, c’était un peu mon travail. J’y investissais mon temps et mon énergie. Franchement, moi, j’étais hyper contente de cette relation. J'étais heureuse de l’avoir lui et qu’il m’accorde du temps. C’était très porteur.
Vous avez créé une page Instagram pour que les gens suivent votre aventure, quels ont été les retours?
Je ne m’y attendais pas mais plein de gens ont accueilli le projet avec énormément d’intérêt. J’ai même reçu des messages de gens qui me disaient avoir repensé les codes de leurs couples et leur façon de vivre à deux. Au final, c’est ce qui a donné du sens à ce travail. Après, il y a aussi eu des réactions assez violentes. Pas tout le monde n'a compris qu’il s’agissait d’une performance ou d’un projet artistique…
Avez-vous imaginé être avec Mike «pour de vrai» à l’issue de l’expérience?
À l’issue des 365 jours, je considérais que le mariage était une option. Et ce, même si je suis complètement contre a priori. L’idée était de garder une relation car, autrement, le contrat stipulait qu’on devait rompre et ne plus avoir de contacts. J’aurais trouvé intéressant de voir comment la relation se serait développée hors contrat…
Vous parlez de relation «hors contrat». Mais le mariage est un contrat…
Oui, c’est vrai (rires). Alors disons «hors contrat écrit par moi».
Et la partie «amour» du projet, comment pensiez-vous l’atteindre?
(Elle réfléchit) Je ne sais pas. Est-ce qu’on l’a atteinte? Pour moi, pendant ces 10 mois, contractuellement, on était amoureux. Donc quelque part, nous avons rempli les termes qui font que socialement on peut être reconnus comme étant amoureux. C’est superficiel, certes, mais la question est de savoir si ça suffit pour être amoureux et amoureuse…
Alors je vous pose la question: est-ce que ça suffit pour être amoureux et amoureuse?
(Rires) Je ne sais pas…
Sur Instagram, vous avez expliqué que Mike vous avait trompée et que vous étiez blessée. Votre contrat à la base très pragmatique a donc laissé place à de l’affection…
Bien sûr. On avait vraiment une relation proche, on avait de l’affection, une routine… Alors oui, à ce moment-là je me suis sentie trahie et ça traduit bien une certaine forme d’attachement.
Est-ce la raison pour laquelle vous avez mis fin au contrat de «Relation amoureuse de Qualité»?
C’est Mike qui a voulu tout arrêter avant le terme. Moi, j’aurais voulu continuer jusqu’au 8 janvier 2022. Mais je pense qu’il a pris cette décision surtout parce que le contrat et la performance appuyaient sur des choses qui étaient déjà présentes en lui. Ça remuait des choses pas agréables. Tout arrêter était une façon de se préserver, je pense. Il ne restait qu’un mois et demi, ce qui n’est pas beaucoup. Mais pour lui, c’était trop. C’est une décision que je respecte totalement même si je la regrette.
Globalement, comment avez-vous vécu cette expérience?
C’est difficile à dire. J’ai du mal à me rendre compte que c’est fini. J’ai aussi un peu de mal à comprendre mes émotions pour le moment. C’est confus mais j’étais tellement heureuse de réussir à mener ce projet. Je suis contente d’avoir pu faire ça et d’avoir eu cette relation. Je crois aussi que je suis vraiment épuisée (rires). Pendant dix mois, il n’y avait plus de séparation entre ma vie privée et artistique.
Qu’est-ce qui a été plus compliqué que prévu dans cette relation?
Je crois que ce qui a été compliqué, c’était de gérer la perte d’intérêt et le fait de devoir tout de même continuer. J’avais sous-estimé la quantité d’énergie que ça demandait de devoir toujours entreprendre des choses pour faire vivre le couple. Ou sinon, il y avait tout ce qui était de l’ordre de la gestuelle en public pour que le couple soit approuvé par les regards extérieurs. On devait se tenir la main, se toucher les épaules, se regarder, … Ça, c’était assez compliqué. C’est sûrement dû à un mélange entre moi qui ne suis pas très tactile et le fait que je ne ressente pas l’urgence de toucher cette personne-là pour prouver quelque chose. Je pensais que j’allais m’habituer avec le temps, mais non. Ça a toujours été assez mécanique et étrange.
Et plus simple?
(Elle réfléchit) Eh bien de se voir aussi régulièrement. Passer 32 heures mensuelles à deux me paraissait difficile, alors qu'en fait, c’était assez simple. Je n’ai jamais compté les heures et généralement on passait plus de temps ensemble.
Qu’est-ce que ça a changé en vous?
Ce qui est rigolo, c’est qu’après cette expérience, j’arrive encore moins à définir l’amour. Je pensais que ça allait m’apprendre à comprendre l’amour et les comportements amoureux, mais non. Cependant, ça m’a fait réaliser certaines choses sur le plan personnel. J'ai été confrontée à des choses qui ne sont pas fonctionnelles chez moi et qu’il faudrait que je change. Je pense à la manière dont je communique ou mon besoin primordial de solitude. Je ne m’attendais pas à ce que ça me touche de manière aussi individuelle.
La romance est-elle morte selon vous?
Non. Mais je pense qu’il est absolument nécessaire de repenser nos relations. Ces dernières années, les combats féministes ont amené énormément d’avancées d’un point de vue social. Aujourd’hui, il nous reste des batailles qui sont beaucoup plus pernicieuses, moins visibles. On doit repenser la façon dont on entre dans des relations amoureuses, même si on choisit un schéma normatif. Je pense qu'il faut tout péter, tout repenser et être conscients de ces codes, les questionner en toute confiance pour que l’amour ne meure pas, justement.