De vrais faux clichés
Se promener dans un jeu vidéo et faire des photos

L'in-game photography est de plus en plus populaire. L'idée: prendre des clichés dans un jeu vidéo. Qu'est-ce qui pousse des joueurs et des photographes pro à adopter cette pratique? Comment nous permet-elle de mieux comprendre la vie en ligne? Blick fait le point.
Publié: 22.10.2021 à 17:14 heures
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Valentina San MartinJournaliste Blick

C’est le 13 mars 2019 que tout commence. Le Covid-19 se diffuse à travers les frontières et la Suisse décide d’imposer un semi-confinement dès la semaine suivante. Parmi tous ces gens qui doivent se résoudre à rester chez eux, il y a Pascal Greco, photographe. Alors qu’il prévoyait de s’envoler pour l’Islande et continuer son projet sur l’architecture de l’île qu’il avait débuté avec la publication de l’ouvrage «No Cliché» en 2013, il se retrouve coincé chez lui.

Alors, quelques jours avant que le monde ne se mette en pause, Pascal Greco se rend chez MediaMarkt pour acheter une PlayStation 4 accompagnée du jeu «Death Stranding». Le but: livrer des colis à des personnes isolées, le tout dans un univers apocalyptique. Un hasard plutôt loufoque alors que le monde fait face une pandémie et que les rares personnes encore actives à l’extérieur sont les travailleurs et travailleuses essentiels…

En se baladant dans le jeu l’artiste tombe des nues: «On est censés se trouver aux Etats-Unis mais j’avais vraiment l’impression d’être en Islande. La végétation était tellement similaire». Un jour, il ripe sur sa manette et enclenche accidentellement le mode photo du jeu. Pour Pascal Greco, c’est une évidence, il est là son projet. A défaut de pouvoir partir, il commence son voyage à l’intérieur même du jeu. Le photographe capture cette nature qui se confond presque avec la réalité. Des centaines de clichés plus tard, Pascal Greco fait une sélection qu’il publiera ensuite dans l’ouvrage «Place(s)».

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Photo: Pascal Greco

L’in-game photography: un concept connu des gamers

C’est donc sans trop le vouloir que Pascal Greco est entré dans le vaste monde de l’in-game photography. Un phénomène qui a émergé il y a une quinzaine d’années dans la communauté des gamers.

Sur Twitter, de nombreux joueurs et amateurs de photographie partagent leurs œuvres. Le phénomène est surtout connu sous le nom de «virtual photography» ou «game-tography». Quant au terme «in-game photogrpahy», il est né en 2012 à la suite d’un article du journaliste spécialiste de jeux vidéo, Rainer Sigl.

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Le phénomène s’est développé à mesure que les designs des jeux se sont perfectionnés. «On se rapproche de plus en plus du réel maintenant. A l’époque par exemple, l’eau ou les cheveux n’étaient pas aussi bien réalisés qu’aujourd’hui. Je pense que ça a poussé des gens à s’intéresser à l’in-game photography», précise Pascal Greco. Cela a d’ailleurs suscité tellement d’intérêt que le mode photo a été ajouté après coup dans certains jeux. «C’est à la demande des joueurs que les programmeurs de 'Death Stranding' ont inséré l’option photo», explique le photographe.

De la «vraie» photographie?

Si l’in-game photography passionne les gamers, il s’agit surtout d’une expérimentation pour Pascal Greco. «Faire de la photo dans un jeu est plus laborieux qu’en temps normal. On est assez limité, notamment dans ses mouvements. Mais tout comme dans la photo traditionnelle, il faut rechercher son sujet, définir l’angle et le cadre, trouver les bons réglages… Bref, il faut composer l’image. La démarche photographique est la même que dans la réalité», nous confie l’artiste.

Un avis partagé par Marco De Mutiis, curateur digital au Fotomuseum de Winterthour (ZU). Pour lui, la mouvance s’inscrit dans ce qu’il considère comme de la «post-photographie». «Si on part du principe que l’in-game photography n’est pas de la vraie photo, on pourrait dire pareil pour la photographie de rue ou de produits. En effet, le photographe n’a pas créé le sujet lui-même».

Toutefois, la question centrale en ce qui concerne l’in-game photography se pose surtout au niveau de la propriété intellectuelle. Si les sociétés de jeux vidéo retiennent tous les doits d’auteur de leurs œuvres, le partage d’images sur les réseaux gonfle leur popularité. «Il y a une sorte de paradoxe entre ce qui est décrété officiellement et ce qui est encouragé de manière officieuse. Mais je pense que c’est un phénomène qui tend à évoluer, surtout depuis l’arrivée des réseaux sociaux», signale Marco De Mutiis.

Quand les pratiques réelles s’invitent dans le virtuel

Mais alors, pourquoi ce besoin de transposer des pratiques réelles dans un univers virtuel? Pour Olivier Servais, professeur dʹanthropologie à lʹUniversité de Louvain en Belgique, c’est surtout une manière de s’amuser en dehors de la routine de jeu. «D’ailleurs, il y a bien d’autres formes d’œuvres qui sont mises en place à travers les jeux vidéo en plus de la photographie. Je pense au logiciel 'Second Life', qui permet aux utilisateurs d’incarner des personnages dans un monde qu’ils ont eux-mêmes créé. On y a reproduit des quartiers, la Cathédrale Notre-Dame de Paris et même des galeries d’art», nous apprend l’expert.

Et puis, il ne s’agit pas simplement de pratiques dénuées de sens. Après s’être immergé dans l’univers fantastique de «World of Warcraft» entre 2010 et 2015, Olivier Servais note que les liens sociaux sont bien réels sur les plateformes de jeux vidéo. Lors de son enquête qui a donné naissance au livre «Dans la peau des gamers. Anthropologie dʹune guilde de World of Warcraft», le professeur a pu constater que de nombreux gamers nouaient des relations à travers le jeu. Il a assisté à des funérailles virtuelles dédiées à de «vraies» personnes et même des mariages, une coutume très courante dans le gaming.

Quant à savoir si la pandémie a boosté ce genre de pratiques, le spécialiste se veut plutôt mesuré: «Nous n’avons pas encore assez de recul. Et puis, ce n’est pas encore fini». Mais pour Olivier Servais, c’est sûr: le phénomène va prendre davantage d’ampleur. «Dans une société où l’on parle de plus en plus de réalité virtuelle, il va se soi que ça va continuer à se développer à travers les années et au-delà des communautés de gamers. Le jeu vidéo n’est qu’une fenêtre parmi tant d’autres pour appréhender le monde virtuel».

«Place(s)», de Pascal Greco, sortira le lundi 25 octobre 2021 en Suisse et le 17 novembre 2021 en France. Le livre est disponible sur www.pascalgreco.com


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