Eh bien voilà, ça n'a pas manqué. Vous avez au minimum commencé à lire cet article, alors qu'on vous l'avait clairement déconseillé. Le ton vaguement offensé que nous avons adopté dans le titre préjugeant de votre désintérêt - «Vous le trouverez de toute manière inintéressant...» - est typique de ce qu'on appelle un comportement passif-agressif.
Pour celles et ceux qui ne connaissent pas (peut-être le pratiquent-ils tout de même), le comportement passif-agressif se définit par le fait que quelqu'un exprime des sentiments négatifs de manière indirecte plutôt que directe. Par exemple, en prétendant qu'on a «oublié» de sortir les poubelles au lieu de dire que ça nous «saoulait» de le faire. On retrouve également du passif-agressif derrière certaines petites remarques et sourires narquois.
A partir de quel moment un comportement peut-il être qualifié de passif-agressif? «Quand, par le mutisme, l'indifférence affichée et l'éloignement, le besoin d'être en relation et les attentes de dialogue du partenaire sont ostensiblement ignorés», expliquait avec précision la psychologue clinicienne et psychothérapeute française Isabelle Levert dans L'Express.
La passivité va souvent de pair avec l'agressivité active
De manière plus générale, il est évident qu'une pandémie favorise les comportements agressifs. On en veut pour preuve que la violence domestique a augmenté en 2020 dans plusieurs grands cantons, selon les statistiques de la criminalité. Les Suisses passent beaucoup plus de temps à la maison et «la situation» met de toute évidence les gens sous pression. Si la police doit intervenir, elle ne le fait certes jamais parce que quelqu'un exprime des sentiments négatifs de manière indirecte, mais il n'en reste pas moins que, dans les relations, le comportement passif-agressif va souvent de pair avec la violence physique.
A cela s'ajoutent les conflits qui surviennent lorsque nous ne sommes pas d'accord sur la manière de gérer la crise. 62% des personnes interrogées lors d'un récent sondage de la SSR ont indiqué s'être déjà disputées dans leur entourage privé au sujet de la vaccination, des mesures à prendre et d'autres thèmes en marge du Covid.
Le «nasillard» qui porte le masque exprès à l'envers
Les opposants aux mesures adoptées par la Confédération ont toute une palette de comportements à leur disposition. On pense par exemple au fait de porter volontairement son masque de manière incorrecte. Une auteure du magazine américain «Psychology Today» énumère pas moins de onze variantes pour y parvenir. Du classique qui porte le masque sous le nez, à la mauvaise habitude de mettre le masque sous le menton pour parler (ou même pour éternuer).
Vous vous énervez parce que vous avez déjà vécu ce genre de scènes? Mauvaise nouvelle pour vous: cela signifie que le passif-agressif a obtenu ce qu'il voulait. Au lieu de vous dire qu'il est en colère, il vous a incité à vous énerver autant que lui.
«Les Suisses sont les champions du monde du comportement passif-agressif», affirme Stefan Heer, 46 ans, psychologue du travail et CEO de la société Leadnow. Lorsqu'il mesure l'état d'esprit de ses collaborateurs et des gens qu'il rencontre, il leur pose souvent la question suivante: «Est-ce que vous dites quand quelque chose ne vous plaît pas?» La plupart des Suisses parmi les personnes interrogées y répondent par la négative. «Ils estiment que le supérieur doit sentir de lui-même ce dont ses subordonnés ont besoin», relève Stefan Heer. Si cela ne se produit pas, les employés malheureux se comportent souvent de manière passive-agressive. «Le but étant que le chef sente ainsi où le bât blesse».
Les Allemands doivent dire ce qu'ils pensent
La situation est différente lorsque notre expert a affaire à des Allemands. «Ils doivent dire ce qu'ils pensent, sinon ils ne vont pas bien». Les Allemands ont en revanche peu d'espoir que les choses changent. Les Suisses sont plus optimistes, «même s'ils se plaignent moins souvent». Une différence culturelle dont on peut supposer qu'elle ressemble à celle qui divise les Suisses et les Français.
Ceci-dit, peut importe qu'on soit Suisse, Allemand ou Français, le bureau est un lieu qui provoque un comportement passif-agressif. Dire à un ami ou à un membre de la famille ce qu'on pense demande déjà quelques efforts. Mais dans un environnement de travail, la même démarche revêt une composante officielle désagréable. On en arrive alors à des débats. Le simple fait de prononcer ce mot provoque chez beaucoup des sueurs froides.
«Je ne m'en souviens même plus»
C'est la raison pour laquelle les collaborateurs choisissent souvent inconsciemment des tactiques censées leur permettre de ne pas être tenus responsables en cas de difficultés ou d'échec. Ils sabotent leurs supérieurs ou d'autres collaborateurs en ignorant les e-mails, en répondant avec un retard supplémentaire ou en remettant en question les accords passés. «On en a parlé comme ça? Je ne m'en souviens pas du tout».
Ce que Stefan Heer appelle «le service selon les règles» fait également partie du comportement passif-agressif classique dans le quotidien professionnel. Un exemple? L'exploitation d'e-mails mal formulés dans le but de piéger l'expéditeur. «On sait en fait exactement ce qu'il veut savoir de nous, mais on répond à la question exactement comme elle a été posée».
Une manière adulte de gérer les conflits serait de les aborder directement, affirme Stefan Heer. Mais cela demande de l'énergie. Et c'est justement en période de pandémie, qui démoralise beaucoup d'entre nous, qu'elle fait souvent défaut. A cela s'ajoute la situation du télétravail, qui fait que nous percevons comme passif-agressif un comportement qui ne l'est pas du tout. «Si quelqu'un ne nous répond pas, cela ne veut pas chaque fois dire qu'il le fait intentionnellement».
Quand les mimiques et les gestes font défaut, les malentendus menacent.
Toujours selon Stefan Heer, l'e-mail est de toute façon le canal parfait pour les quiproquos. Si l'on n'est pas assis à portée de vue l'un de l'autre - comme c'est le cas au bureau -, les mimiques et les gestes ne sont plus des outils permettant de classer ce qui est dit. Même les blagues les plus inoffensives sont vite perçues comme des moqueries.
Stefan Heer se pose toujours trois questions avant de rédiger un e-mail: des émotions négatives ou positives sont-elles en jeu? S'agit-il de négocier quelque chose? Y a-t-il une quelconque supposition que l'autre personne pourrait mal comprendre? «Si je réponds oui à une seule question, je préfère appeler plutôt que d'envoyer un e-mail».
Un dernier conseil? Le psychologue du travail recommande aux personnes qui, en ce moment, prennent rapidement les choses personnellement, de séparer l'intention et l'effet d'un comportement qui peut être perçu comme passif-agressif. Par exemple, si nous nous sentons provoqués dans le train par quelqu'un qui porte le masque sous le nez, nous pouvons nous dire qu'il a peut-être simplement oublié de le remonter correctement. «Il suffit alors de le lui faire remarquer gentiment, sans que la moutarde ne nous monte immédiatement au nez».
(Adaptation par Michel Jeanneret)