Donner 1 million de francs pour préserver un parc naturel et accepter que son nom soit rendu public, avouons-le, ce n'est pas très commun. Surtout dans un pays comme le notre, où l'expression «pour vivre heureux vivons cachés» a été quasiment érigée au rang de loi. C'est pourtant ce qui est arrivé. Fin octobre, un généreux monsieur a filé un joli pactole pour préserver l'Arboretum du Vallon de l’Aubonne. Il s'appelle Pierre Stricker. Ma mission: le retrouver et comprendre son geste.
Au fond, un million c'est à la fois beaucoup mais également pas grand chose, si l'on considère qu'un type comme Warren Buffet se déleste de plusieurs milliards par année. Mon boss était convaincu qu'il fallait quand même raconter cette histoire, moi j'étais plutôt sceptique. Aller à la rencontre d'un homme pour parler de sa vie et surtout de sa fortune, l'idée me semblait farfelue. Mais comme ma mère me l'a souvenu répété: «Il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis». Je mets la main sur le numéro de téléphone de ce Pierre Stricker, quelque peu gênée à l’idée de l’appeler et de lui proposer une rencontre. A ma grande surprise, il accepte de me voir et me donne rendez-vous au parc quatre jours plus tard.
Au fil d'une balade d'un peu plus d'une heure, Monsieur Stricker s'est d'abord montré plutôt frileux à l'idée qu'on aborde des questions personnelles. Puis, à force de douceur et de patience, l'homme s'est peu a peu dévoilé. Il m'a raconté sa passion pour les voitures de luxe et présentée comme sa petite-fille à des connaissances. Il a même osé me raconter des choses intimes et touchantes. J'en garderai une partie pour moi.
Pas d’enregistrement et une lettre toute prête
Bon, commençons par remettre les choses dans leur contexte. Je suis la plus citadine des citadines. Je vis au centre-ville de Lausanne ou dans l’hyper-centre pour être précise, je me déplace généralement à pied et parfois en bus. Pour être tout-à-fait honnête, j'ai eu un peu de mal à comprendre pourquoi on donne un million pour des arbres. Rassurez-vous: si j'avais un million, je ne les dépenserais certainement pas en fringues. Je ferais plutôt un don pour venir en aide à l'humain: une association pour les femmes battues ou en faveur de l'éducation des enfants. Alors donner une telle somme pour un parc niché au fin fond de l'Aubonne où il est préférable de se rendre en bagnole (et donc polluer), ça me dépasse un peu. Mais ça, c'était avant.
Après une trentaine de minutes de trajet (merci à mon chéri d'avoir joué les taxis), j’arrive sur le parking de l’Arboretum à 14h, comme convenu. Sur place, personne à part quelques promeneurs. Je crains que Monsieur Stricker m’ait posé un lapin. Je lui envoie un message. Il m’explique qu’il est en route avec son acolyte: Pierre-Alain Blanc, ancien syndic d’Aubonne et président de l’Association de l’Arboretum. Moi qui voulait le voir seul, ça commence plutôt mal. Une poignée de minutes plus tard, les deux compères arrivent en voiture, s’arrêtent devant moi. J’aperçois le bienfaiteur pour la première fois. Il porte une jolie moustache blanche parfaitement taillée, une veste bordeaux et me sourit. Pierre-Alain Blanc, qui se trouve à la place passager, face à moi, descend sa vitre et ensemble ils me demandent:
- C’est vous la journaliste?
- Oui.
- Montez! Il est où, le photographe?
- Il arrive en vélo électrique.
- Qu’il nous suive!
J'ai presque l'impression d'être dans un film d'espionnage. Nous faisons quelques mètres et arrivons à l’Arbr’espace, un grand bâtiment en bois où se trouve une petite buvette et même un magasin de souvenirs. Nous commencerons notre balade ici. Comme je suis une journaliste consciencieuse - et peut-être un peu parano, je demande à Pierre Stricker s’il est d’accord d’être enregistré afin de ne rien rater. La réponse est catégorique:
- Pas d’enregistrement!
- Mais…
- Je ne veux pas d’enregistrement. Et puis, je ne veux pas que vous fassiez un article sur moi. Vous devez écrire sur la beauté de ces lieux. Il faut faire un papier sur l’Arboretum. Moi, je ne suis pas important. J’ai d’ailleurs déjà un peu écrit votre article.
Là, j'ai un peu les boules. Je me dis que mon sujet est mort et que je vais sans doute revenir la queue entre les jambes à la rédaction. Je m'imagine déjà rentrer bredouille et devoir expliquer que mon interlocuteur n'a rien voulu me dire. Et qu'il a voulu faire le papier à ma place. L'angoisse.
Pour bien connaître l’Arboretum du Vallon de l’Aubonne, il faut en parler, et pour qu’il perdure, il faut de l’argent, beaucoup d’argent! Le mot «mécène» peut être remplacé par «protecteur» d’un lieu, d’un projet.
Se mettre en lumière, sortir de la discrétion, a pour but de démonter qu’un simple citoyen peut faire un geste en faveur de la nature et inciter d’autres à ouvrir leur cœur et leur bourse, et ainsi garantir à ce magnifique lieu de s’épanouir, de se maintenir dans un état d’entretien impeccable.
Nous sommes tous locataires de la terre, et ceci gratuitement, notre loyer étant simplement de la protéger et de la respecter.
L’Arboretum est un endroit privilégié, je l’appelle souvent «le petit paradis» et ne rencontre que des gens heureux.
Année après année, l’homme vieillit, se dégrade et meurt. Les arbres, eux, deviennent plus forts, plus majestueux, ils sont les poumons de notre vie. On en a tous conscience et on les respecte, on l’aime à sa juste valeur.
Que cela ne cesse jamais, alors…
Vive l’Arboretum du Vallon de l’Aubonne!
Novembre 2021, Pierre Stricker
Pour bien connaître l’Arboretum du Vallon de l’Aubonne, il faut en parler, et pour qu’il perdure, il faut de l’argent, beaucoup d’argent! Le mot «mécène» peut être remplacé par «protecteur» d’un lieu, d’un projet.
Se mettre en lumière, sortir de la discrétion, a pour but de démonter qu’un simple citoyen peut faire un geste en faveur de la nature et inciter d’autres à ouvrir leur cœur et leur bourse, et ainsi garantir à ce magnifique lieu de s’épanouir, de se maintenir dans un état d’entretien impeccable.
Nous sommes tous locataires de la terre, et ceci gratuitement, notre loyer étant simplement de la protéger et de la respecter.
L’Arboretum est un endroit privilégié, je l’appelle souvent «le petit paradis» et ne rencontre que des gens heureux.
Année après année, l’homme vieillit, se dégrade et meurt. Les arbres, eux, deviennent plus forts, plus majestueux, ils sont les poumons de notre vie. On en a tous conscience et on les respecte, on l’aime à sa juste valeur.
Que cela ne cesse jamais, alors…
Vive l’Arboretum du Vallon de l’Aubonne!
Novembre 2021, Pierre Stricker
Pierre Stricker me tend feuille A4, comme pour me sortir de mes pensées. Sur le papier, il a couché son affection pour le parc et son souhait que d’autres suivent son exemple, le tout dans une écriture liée. «Vous arrivez à me lire?», demande-t-il, tout en me toisant de ses grands yeux bleus. Oui, sauf que je ne suis pas là pour en apprendre plus sur les circonférences des noyers hybrides, des chênes ou des épicéas, aussi beaux soient-ils. Ma démarche à moi est plutôt impudique. Je veux en savoir plus sur ce bienfaiteur. Il faudra donc dépasser cette réserve et cette lettre.
Nous commençons notre balade par le chemin du Lac qui nous emmène vers le haut du parc. Nous traversons la forêt japonaise. Le climat du Vallon de l’Aubonne étant similaire à celui de certaines zones du Japon, les végétaux nippons n’ont pas eu trop de peine à s’adapter comme le Cercidiphyllum, qu’on appelle aussi l’arbre au caramel puisqu’il émet parfois... une odeur de caramel. Nous longeons ensuite la rivière de l’Aubonne qui traverse le parc, avant d'arriver vers un énorme barrage qui forme un lac artificiel.
Au moment de s'engouffrer dans la forêt, Pierre Stricker pointe quelques arbres du doigt. J’observe la végétation et les feuilles rouge, jaune et orange qui tapissent le sol. Pour moi qui ne suis jamais venue, j’avoue que l’endroit est franchement grandiose. «Oh mais si vous étiez venue plus tôt… C’était encore plus beau il y a encore quelques semaines. J’ai fait des photos avec mon natel, je vous les enverrai», me lance-t-il.
Une fois au bout du sentier, je découvre un espace vert qui baigne dans le soleil et donne sur un petit étang. Là, Pierre Stricker me fait sa première confidence: «J’ai baptisé cet endroit le petit paradis il y a quinze ou vingt ans. Quand vous voyez ça, vous comprenez pourquoi j’ai mis quelques sous. C’est ici que je viens me ressourcer».
Le parc: un lieu de recueil et souvenirs d’enfance
Lentement mais sûrement, je comprends que ce parc sera la clé pour découvrir ce personnage haut en couleurs. J'ai bien fait d'accepter de me promener ici en sa compagnie. Comme s'il avait compris qu'il avait ma confiance, l’homme d’apparence mystérieuse, un peu grincheux, accepte de se dévoiler. Il connaît le parc comme sa poche – si ce n’est mieux. Cet endroit, ça fait soixante ans qu’il s’y promène. Enfant, il s’improvisait aventurier et s’amusait à sauter dans les chutes d’eau. Il avait environ 10 ans et venait tout juste d'arriver de Berne. Ses parents étaient venus s'installer à Aubonne en 1956 pour le travail. Adulte, il s’est recueilli dans ces lieux qui inspirent la sérénité. Après une petite année passée au centre de Lausanne, du haut de sa vingtaine, il a rapidement compris que le bruit et l'effervescence de la ville n'étaient pas pour lui. Aujourd’hui, il s’y promène, un brin nostalgique. «Je peux me balader quatre heures ici et quand je rentre à la maison, je peux vous dire que je passe une bonne nuit tellement que je suis fatigué».
A mesure que nous avançons, quelques personnes se retournent et certaines l’interpellent: «Bonjour! Je vous reconnais, vous êtes le donateur!». J’ose la taquinerie et lui demande ce que ça fait d’être une star. «Je ne suis pas du tout une célébrité. Les gens me reconnaissent à cause des articles dans le journal». Entre rigolades et échanges courtois, Pierre Stricker me confie que cette petite notoriété peut être gênante. Sur le chemin, nous tombons sur un ancien camarade d’armée, il y a cinquante ans de cela. Les deux hommes plaisantent, se rappellent de vieux souvenirs et mon nouvel ami me présente comme sa petite-fille, avant de conclure par un rire. Les canards qui se trouvent non loin d’ici caquettent, à croire qu’ils rient eux aussi.
En fait, Monsieur Stricker est un homme plutôt marrant et un brin taquin. Il me raconte son expérience à l'armée où il était chauffeur.
- Vous avez aimé l'armée?
- Non, je suis anti-armée.
- Pourquoi avez-vous choisi le poste de chauffeur?
- Parce que je suis opportuniste et que ce poste était une bonne planque. On me laissait tranquille.
Même s'il se montre parfois un peu bourru, je me surprends à ressentir énormément de tendresse pour ce Monsieur. Je m'imagine l'avoir comme papi et l'idée m'amuse beaucoup. J'aimerais lui lancer une vanne, mais je n'ose pas. D'ailleurs, quel âge a-t-il? Je lui demande, mais il se contente de me répondre qu'il a «un peu plus de 70 ans». Bon, je dois m'y faire, je ne connaîtrai probablement jamais son âge...
En admirant le lac, je décide de lui faire ma première confidence à mon tour:
- Ça me fait penser à la fois où j’ai fait de la pêche avec mon grand-papa. J’ai bien aimé ça.
- Ah vous pêchez?
- Oh non, c’était juste une ou deux fois quand j’étais enfant. Vous?
- Non. Je n’aime pas tuer. Pareil pour la chasse.
- Vous êtes végétarien?
- Non, mais si demain on arrêtait la viande, ça ne me dérangerait pas. Même si j’aime bien manger un bon steak de temps en temps.
J’ai l’air fine avec mon anecdote sur la pêche maintenant… Autant tenter le tout pour le tout:
- Pourquoi avez-vous accepté de me rencontrer si vous tenez tant à rester discret?
- Parce que quand vous m’avez appelé, vous m’avez semblé être une personne sympathique et vous n’avez pas essayé de m’obliger à faire ce que vous vouliez.
- Beaucoup de journalistes vous ont appelé?
- Quelques-uns, oui. Mais je n’étais pas intéressé. Vous, vous êtes chou.
Nous traversons un joli pont nouvellement aménagé et passons devant une petite fontaine en bois construite par des bénévoles du parc. Si l’Arboretum représente un plaisir pour ses visiteurs, beaucoup semblent toutefois oublier que le lieu n’a pas poussé tout seul et qu’il doit être entretenu. Concrètement, une centaine de bénévoles prennent soin du parc. Quant à l’aménagement et la conservation des lieux, ils représentent un budget d’un million par année. «Les gens pensent que tout cela, c’est normal, que ça vient tout seul. Mais c’est du travail et ça coûte», m’explique le donateur dont le «coup de pouce», comme il aime à le dire, permettra au parc de tenir un an. Sera-t-il assez généreux pour renouveler l’expérience? «Je ne m’appelle pas Berardi non plus».
Pour soutenir ses finances, le parc a instauré un prix à l’entrée de 10 francs. L’association de l’Arboretum fait confiance à ses visiteurs et refuse de surveiller tout le monde. L’idée étant de rester convivial. Si certains fraudent, d’autres se montrent parfois généreux en mettant un peu plus dans les caisses. Avant de faire ce don colossal, Pierre Stricker a d'abord versé une cotisation de 500 francs pour l'Arboretum, une somme qui permet d'entrer gratuitement et surtout d'être membre à vie du parc. C'était il y a deux ans. «Et puis, je me suis dit qu'il fallait faire un truc avec l'argent dont j'avais hérité. Comme j'aime ce parc, donner pour l'entretenir m'a semblé une évidence».
Optimiste pour le climat
Après avoir marché une heure, nous retournons à l’Arbr’espace. Il est venu le temps de nous quitter et je demande que l’on m’indique l’arrêt de bus de plus proche. Heureusement, je n’aurai pas à braver le froid. En vrai gentleman, Pierre Stricker propose de m’escorter jusqu’à la gare de Saint-Prex en voiture.
Sur la route, mon interlocuteur m’invite à observer les alentours. Juste avant de commencer notre descente qui mène au village d’Aubonne, la vue se dégage. Il m’avait prévenu, le panorama est magnifique: les arbres se parent des couleurs de l’automne, le lac et les Alpes nous font face comme pour nous rappeler qu’au fond, nous sommes tout petits face à eux. Au coeur de cette nature, on aperçoit même la tour blanche du château d’Aubonne.
Comme nous sommes en voiture, j’en profite pour revenir sur une anecdote qui m’avait interpellée au moment de lire les articles consacrés au donateur de l’Arboretum:
- C’est vrai que vous êtes un fan de Porsche?
- Oui, j’en ai eu plusieurs mais je les ai toutes vendues.
- Collectionner les voitures de sport puis donner un million pour préserver la nature, n’est-ce pas un peu paradoxal?
- Vous savez, à l’époque, on ne parlait pas vraiment d’écologie.
- En fait, vous êtes devenu un vieux sage…
- Non, pas vraiment. Disons que je suis devenu raisonnable.
D’ailleurs, en parlant d’écologie, je lui avoue être plutôt pessimiste. Je n’ai que 31 ans mais j’ai peur, j’angoisse. Je veux bien faire des efforts. Trier mes déchets, prendre moins souvent l’avion (de toute façon, je déteste l’avion), acheter des produits locaux… Mais au final, mes actions ne sont qu’une goutte d’eau dans l’océan. Je n’arriverai jamais à changer les choses à mon échelle. Là, celui qui à plus de deux fois mon âge et qui prétendait ne pas être devenu un vieux sage me rattrape: «Moi, je suis optimiste. Je pense que tant qu’il y aura des gens pour faire des choses bien et pour inspirer les autres, il aura de l’espoir».
Nous arrivons à la gare. L’homme me dépose, me remercie et me souhaite une excellente soirée. Cette rencontre me laisse songeuse. Peut-être bien qu’il a raison, il faut garder espoir. Après avoir discuté avec lui et observé ce jardin d’Eden aubonnois, j’ai envie d’y retourner et même de donner «quelques sous» moi aussi. Ma mère avait raison: «Il n'y que les imbéciles qui ne changent pas d'avis». Une fois à la maison, je reçois un SMS. C’est Pierre Stricker qui m’envoie des photos du parc qu’il avait prises une poignée de semaines plutôt. Vous m’avez convaincue: je reviendrai. D’ici là, au lieu de demander un joli sac en cuir ou une collection de livres de cuisines pour Noël, je demanderai à mes proches de se tourner vers l’Arboretum…