Nouvelle série documentaire
Sommes-nous sous l'emprise de l'Ordre du temple solaire?

Trois séries nous replongent dans l’affaire de l'Ordre du temple solaire, qui avait fait 74 morts il y a 30 ans. Si les sectes nous fascinent toujours autant, les mécanismes d'emprise empruntent aujourd’hui d'autres voies.
Publié: 30.01.2023 à 16:12 heures
«La Fraternité» sera diffusé sur RTS1 les 8 et 15 février.
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Myret ZakiJournaliste spécialisée économie

C’est un vrai phénomène: trois documentaires consacrés à l’ordre du temple solaire (OTS) sont sortis en l’espace de sept mois. Les trois sous forme de séries en quatre épisodes. L’intérêt ne se dément pas pour l’OTS et le phénomène des sectes. Cette affaire, qui avait fait 74 morts il y a 30 ans, inspire encore des tentatives d’explication. Une sorte de défi permanent. Dernière œuvre en date, la série suisse «La Fraternité». Réalisée par Pierre Morath et Eric Lemasson, elle sera diffusée sur RTS1 les 8 et 15 février. Son atout: chercher une compréhension intime des motivations des adeptes et nous ramener aux sources premières de l’attrait de l’Ordre du temple solaire.

La série de Pierre Morath, «La Fraternité», sera diffusée sur RTS1 les 8 et 15 février.

En juin, il y avait eu «Temple solaire, l’enquête impossible», la série produite par Elodie Polo-Ackermann chez Mediawan pour le groupe TF1. Le journaliste suisse Arnaud Bédat et ses deux collègues de TF1 y racontent leur enquête de l’époque, avec trois décennies de recul. Puis en septembre, c’était au tour de la plateforme Salto de diffuser «La Secte», qui s’attarde entre autres sur l’infiltration d’Hydro-Québec par l’OTS. A chaque fois, on comprend quelque chose de plus. Pour les passionnés, regarder les trois séries, c’est ajouter des pièces au puzzle.

Arnaud Bédat témoigne dans «Temple solaire, l’enquête impossible» (TF1).

Une fascination sans bornes

L’une des raisons d’en reparler, c’est d’abord le grand succès que rencontrent les séries documentaires, selon Pierre Morath: «Un format qui passionne les jeunes, car on prend le temps de revisiter les grandes affaires criminelles.» A un moment donné, une affaire est dans l’air, note Arnaud Bédat, «en témoignent les 2 ou 3 affaires Grégory sorties en même temps, ou les 2 films sortis au cinéma sur Yves Saint Laurent». Mais surtout, il y a la magie de l’énigme jamais résolue: tout comme la pyramide de Kheops n’a jamais livré tous ses secrets, l’Ordre du temple solaire reste un mystère. «Comment des gens se mettent en tête d’aller rejoindre l’étoile Sirius? Cela peut être votre voisin de palier, que vous croisez tous les jours», commente Arnaud Bédat. On ne pourra jamais totalement répondre à cette question.

Arnaud Bédat avait enquêté sur l’OTS en 1994, avec Gilles Bouleau.

Mais on a quelques réponses. La fascination des adeptes pour les fondateurs de la secte, Jo Di Mambro et Luc Jouret, «La Fraternité» l’explore en partant du début de l’aventure. Pierre Morath interroge les raisons de cette foi absolue dans la parole des gourous, allant jusqu’à la mort. Au commencement, il y a une quête authentique de spiritualité, d’un monde meilleur, d’un espoir partagé. Mais il y a aussi, au départ, une faille. Les adeptes les plus radicaux éprouvent souvent un manque de reconnaissance au sein de leur famille. Ils se sentent insignifiants aux yeux de la société. En rencontrant Di Mambro, beaucoup ont le sentiment d’être «élus». Et succombent à cette puissante drogue, ce cocon addictif d’illusions. Certains témoins déclarent: «On a cru à Jo Di Mambro car il nous a fait vivre quelque chose d’incroyablement intense.» C’est peut-être la phrase la plus importante de ces témoignages. Avant la croyance, il y avait un besoin non comblé. En creux, l’emprise des sectes en dit long sur nos sociétés et sur les carences affectives laissées sans soins.

Phénomène plus social que politique

Par contre, pour ce qui est de l’aspect plus politique, ces documentaires ne s’aventurent pas sur le terrain glissant de liens supposés entre les fondateurs et les pouvoirs en place, bien que le nom de Charles Pasqua, ancien ministre français de l’Intérieur, soit évoqué. «On n’a rien trouvé qui atteste de contacts entre les fondateurs et des politiques de haut niveau», explique Arnaud Bédat. Pour le journaliste d’investigation, l’OTS a eu des liens avec des loges de franc-maçonnerie et divers mouvements templiers et ésotériques, mais au niveau politique, il ne voit que l’infiltration d’Hydro Québec.

Rien ne permet de penser, non plus, qu’on aurait ordonné en haut lieu l’assassinat de Di Mambro et Jouret, qui auraient été les pions de pouvoirs supérieurs. Ces thèses explorées dans un docu de 2006, «les Mystères sanglants de l’OTS», restent non démontrées et spéculatives. «Des personnes très sérieuses croient à ces théories du complot, observe Pierre Morath. Mais en Suisse, il y avait trois juges sur l’affaire, et si l’on regarde les enquêtes sérieuses, aucune preuve n’existe à ce sujet.» Au final, l’affaire de l’Ordre du temple solaire est d’abord un phénomène social.

Jamais complètement débunké

Curieusement, le personnage central de Jo Di Mambro n’est jamais présenté comme un pur charlatan, et ce bien que les truquages utilisés lors des rituels aient été dévoilés, tout comme le mensonge assez monumental au sujet de l’Enfant Christ. Que tout ne se soit pas effondré à ce moment-là révèle le pouvoir incroyable de l’autosuggestion. Cela dit, tant pour Arnaud Bédat que pour Pierre Morath, Jo Di Mambro pouvait avoir des dons de spiritisme. Ces deux réalités ont pu coexister. Les truquages auraient servi à appuyer de réelles facultés chez lui. «Di Mambro croyait vraiment à ce qu’il professait, estime Arnaud Bédat. Il avait des dons de médiumnité, c’est attesté par plusieurs témoins. Il semble qu’il prédisait l’avenir. Mais il fallait que les adeptes y croient, donc il a un peu été aidé.»

Et la magie réalisée par Michel Tabachnik? Le chef d’orchestre genevois, qui a rédigé des textes enseignés aux adeptes, les aurait reçus par «coups frappés», déclarent encore aujourd’hui d’anciens adeptes. Difficile d’imaginer que, dans un monde aussi rationnel que le nôtre, pareilles croyances aient pu persister. L’histoire des «coups frappés» a certainement permis de rapprocher ces écrits des religions révélées, aux yeux d’adeptes désespérément en quête de sacré. Mais là encore, des témoins ont assisté aux séances de spiritisme et assurent que les coups ont existé. Dans ce genre de cas, l’esprit rationnel se heurtera toujours aux arguments invérifiables de l’occultisme.

Une vraie recherche de spiritualité

Ce qu’il faut retenir de cette affaire, insiste Pierre Morath, est qu’on ne doit pas tomber dans la caricature si l’on veut réellement comprendre ce qui s’est passé au sein de l’OTS. «Les pratiques et les enseignements étaient plus subtils que ce qu’on a voulu en dire. Il y a eu une vraie recherche de spiritualité. Il y a eu des choses inexplicables, et peut-être authentiques dans leur côté inexplicable.»

Pierre Morath: «Il y a eu des choses inexplicables, et peut-être authentiques dans leur côté inexplicable.»

Mais qui était responsable? Après s’être enrichis sur le dos des adeptes, les deux fondateurs se sont donnés la mort en même temps que les autres. Ils n’ont pas transféré de fonds sur des comptes secrets. Ils n’ont pas organisé leur fuite dans un paradis offshore pour profiter incognito de leur butin. Ils ont flambé, avant de se flamber. Quant au survivant, Michel Tabachnik, s’il n’a vraiment touché que 80’000 francs sur 10 ans, c’est peu de chose pour 30 années de soupçons et de déconsidération. Reste une dette irrédemptible: sa responsabilité dans la diffusion d’écrits qui ont pu ancrer et renforcer des croyances radicales, comme celle de la «transmutation alchimique», qui a mené certains à croire qu’ils pouvaient se transformer en carbone et transiter vers Sirius. «Il a été condamné par l’opinion, tranche Arnaud Bédat, et c’est déjà une lourde peine pour une personne acquittée légalement.»

Au final, personne n’aura payé pour le lavage de cerveau à l’origine de la fanatisation des adeptes, qui a entraîné leur mort. On voit combien il est difficile de juger des affaires où le crime est avant tout psychologique. Il s’est d’abord déroulé dans la tête des membres. En France, le délit de manipulation mentale n’a été introduit qu’après cette affaire.

Des sociétés spirituellement étanches

Quant à l’emprise de cette affaire sur nos esprits, elle interroge: où en sommes-nous en matière de quête spirituelle et de sectes? La vérité est que les sectes de type OTS, Moon ou les Raéliens n’attirent plus les foules, sauf sur Netflix. Certes, une communauté catholique en Valais, appelée Fraternité Eucharistein, a fait parler d’elle ces derniers jours pour ses pratiques d’emprise rappelant l’OTS. Mais tout cela, statistiquement, c’est devenu peu de chose. L’Ordre du temple solaire était le dernier grand soubresaut. Les sectes, phénomène générationnel, sont passées de mode. Elles avaient attiré les baby-boomers et les soixante-huitards qui avaient subi l’éducation religieuse et lui cherchaient des alternatives. Les nouvelles générations, elles, sont sécularisées. Elles ne rêvent plus de liturgies avec capes et bougies et sont déprogrammées du réflexe religieux.

Le problème, c’est que le vide existentiel, lui, n’a pas été comblé, au contraire. Il est pris en charge de manière plus commerciale, essentiellement par deux industries: l’économie de l’attention, qui monopolise notre temps de cerveau disponible, et le marché pharmaceutique (multiplié par 3 en 30 ans), avec la consommation de psychotropes. Près d’un demi-million d’Américains sont morts d’overdoses d’opiacés entre 1990 et 2018 et la tendance s’accélère. L’essor de la sulfureuse kétamine, un anesthésiant et drogue psychédélique, comme médicament auto-administré, s’accélère aux Etats-Unis depuis la pandémie, bien qu’on connaisse mal les risques qu’elle pose sur le long terme.

Désormais, on échappe à l’angoisse existentielle par ce type d’expédients. Comment protéger la société de ces nouvelles emprises? En comprenant que toute emprise se nourrit d’un manque. Son effet est d’autant plus puissant dans des sociétés qui fabriquent fragilité, dépression, perte de sens et désespoir. Plus une société lutte contre ces risques, plus ses membres seront étanches à l’endoctrinement et résistants aux addictions. Mais des suicides, «il y en a eu aussi chez France Télécom et chez Air France», rappelle Pierre Morath. Ce sont les «temples» modernes.

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