Imaginez: vous devez passer votre samedi de juin à Porrentruy. Il vous faut une expédition depuis Lausanne pour atteindre ce grand village de moins de 7000 âmes qui ne paie pas de mine. Et pourtant, en découvrant les charmes des bords du Doubs et les merveilles de l’Ajoie durant cette fin de printemps, vous rentrez subjugué.
En bon Vaudois, vous avez une formidable expression pour raconter ce qui vient de vous arriver: «J’ai été déçu en bien», lâchez-vous à l’assistance qui s’enquière de vos aventures jurassiennes. Et tout le monde vous comprend, parce que cette locution s’est si popularisée qu’elle a fait son entrée au Larousse.
Cette figure de style est l’une des dizaines de merveilleuses expressions linguistiques retenues par Jean Abbiateci. L’ancien rédacteur en chef adjoint du «Temps», qui régale des dizaines de milliers de personnes tous les lundis avec sa newsletter «Bulletin», concentré de bonnes nouvelles, vient de publier son premier livre: «Le dico des mots extraordinaires».
Ceux qui auraient peur de la «numérasse», la paperasse 2.0 (l’une des expressions sélectionnées, un «mot pour vous pourrir la vie»), apprécieront les 129 pages bien physiques et bardées de couleurs de ce formidable recueil, comme autant de nuances que seule la langue peut apporter. «Déçu en bien», par exemple, est une litote parce qu’elle permet au locuteur d’atténuer l’expression de sa pensée, nous apprend le dictionnaire. Ainsi, un Vaudois ne ment pas, il «économise la vérité».
Le premier de nombreux sourires promis par Jean Abbiateci. Le Français de 41 ans, «journaliste couteau suisse amoureux des lignes de texte autant que des lignes de code», a le sens de la formule mais surtout de la générosité, puisque ses mots extraordinaires sont «à partager». Voilà qui tombe bien: Blick en a sélectionné dix pour vous, comme autant de tapas linguistiques. Bonne dégustation!
1. Jayus
Le premier mot est indonésien et peut se déguster avec un carambar (et le gag qui va avec). Jayus désigne en effet une blague tellement nulle, ratée et pathétique qu’elle en devient involontairement drôle. La saveur de ce mot emprunté au bahasa gaul, l’argot populaire chez les jeunes urbains, réside dans le rire irrépressible provoqué.
2. Solastalgie
«Le dico des mots extraordinaires» fait aussi la part belle à des inventions. Comme ce mot-valise imaginé en 2003 par un philosophe australien au patronyme très suisse, Glenn Albrecht. La solastalgie est indissociable du réchauffement climatique et n’est pas vraiment un mot qui donne le sourire ou provoque le jayus: elle frappe lorsque nous voyons disparaître des lieux aimés. Un bosquet où l’on construisait des cabanes étant enfant, par exemple.
3. Pétrichor
Nature toujours avec un mot autrement plus savoureux: le pétrichor. Ce terme, qui appartient à la langue française (et au Petit Robert depuis 2021), désigne la plus délicieuse des odeurs. Vous n’avez toujours pas deviné? Mais oui: elle se fait sentir en été, lorsque la pluie tombe sur une terre chaude et sèche. Le pétrichor (prononcez «pétrikor») est le mélange d’huile sécrétée par les plantes. Pour les anglophones, voici l’explication scientifique:
«Le dico des mots extraordinaires» nous apprend une autre formidable notion relative aux végétaux: dans une forêt, le branchage de certaines essences (pins, chênes ou châtaigniers) ne se mélange jamais, pour éviter les échanges de maladies ou de parasites. On appelle cela la «timidité des arbres».
4. Snajper baba
Dans un tout autre registre mais avec la même poésie, c’est le serbe qui nous apprend le prochain mot, au féminin cette fois: la snajper baba. Lorsqu’elle est à sa fenêtre, il n’y a point besoin de caméras de surveillance — cette «mamie snipeuse» surveille le quartier. Personne ne peut concurrencer son réseau, puisque la snajper baba sait tout sur tout le monde. L’italien connaît un autre mot spécifique au 3e âge: umarell désigne les néo-retraités qui passent des journées entières à observer… les chantiers de construction.
5. Caffè sospeso
Si le dictionnaire est articulé autour des mots, il y a aussi quelques concepts. Celui-ci vient de Naples, en Italie. Et vous le connaissez peut-être, puisqu’il a essaimé dans quelques endroits en Suisse romande ces dernières années. Le caffè sospeso, littéralement le «café suspendu», consiste à payer, lors de la commande, un deuxième petit noir. Celui-ci profitera à un client dans le besoin qui n’aura qu’à demander au personnel s’il n’y a pas un caffè sospeso à disposition.
6. Jólabókaflóðið
Puisque l’on est dans les merveilleuses traditions locales, cap au Nord avec la Jólabókaflóðið. Les connaisseurs de la langue auront reconnu l’un des idiomes les plus compliqués à maîtriser (l’un des plus grands génies contemporains, Daniel Tammet, l’a appris en une semaine, mais c’est une autre histoire): l’islandais. Durant tout le mois de décembre, le pays insulaire nordique «s’enlivre»: chaque foyer reçoit à la maison un catalogue de 700 livres.
Comme dit un proverbe local: «En Islande, la moitié de la population lit ce que l’autre moitié s’efforce d’écrire.» Une passion qui fait écho au tsundoku sur une autre île, le Japon. Soit la manie d’acheter et d’accumuler les livres de manière compulsive… sans jamais les lire.
7. Bluetooth
L’ouvrage permet aussi de s’instruire. Le Bluetooth, vous connaissez? Mais oui, cette technologie que vous avez sans doute utilisée pour brancher vos écouteurs par exemple. Figurez-vous qu’il s’agit d’une création conjointe d’Intel, Ericsson et Nokia, trois géants de la communication à la fin des années 1990. C’est un Suédois qui va avoir une idée: une référence à Harald Blåtand (prononcez «Blotand»), un roi viking du Xe siècle dont le nom de famille est un hommage à sa denture bleutée, héritage d’une hygiène buccale minimaliste.
Fort bien, mais quid du logo, me direz-vous? Allez, réfléchissez! Vous avez trouvé? Celui-ci est formé des deux initiales du héros nordique, le H ᚼ et le B ᛒ en alphabet runique.
8. Firgun
Rien à voir avec les armes à feu et la triste actualité étasunienne: Firgun, ou פירגון en hébreu, est l’opposé de la «Schadenfreude». Contrairement au concept allemand qui est le plaisir coupable que l’on peut ressentir parfois pour le malheur des autres, ce mot est un antidote à l’envie, un refus d’entrer en concurrence. «Il s’agit de la joie désintéressée que l’on ressent devant la réussite et le bonheur d’un ami, d’un voisin et même d’un rival», explique l’ouvrage de Jean Abbiateci.
9. Cwtch, cafuné…
Terminons, si vous le voulez bien, avec les deux coups de cœur de Blick: «cwtch» (il n’y a pas de faute de frappe), vient du gallois. Tout comme Llanfairpwllgwyngyllgogerychwyrndrobwllllantysiliogogogoch, l’intitulé de la commune au nom le plus long du monde, prononcé par un présentateur britannique (et là, vous ressentez du Firgun). «Cwtch», donc, doit être prononcé «kutch», ce qui aidera les germanophones d’entre vous à en déterminer la signification: câlin. C’est aussi, dans le pays qui vient de se qualifier pour sa première Coupe du monde de football depuis 1958, une petite armoire dans laquelle on range les choses en sécurité. Autrement dit, le meilleur endroit du monde.
Un mot qui fait écho, en portugais du Brésil, au cafuné. Le concept désigne une caresse d’une grande tendresse effectuée du bout des doigts dans les cheveux de l’être aimé, pour l’apaiser et l’aider à s’endormir. «C’est une caresse des cheveux, mais aussi de l’âme», explique le dictionnaire des mots extraordinaire, un geste d’humanité et de douceur face à la violence du monde.
10. … et les mots de l’amour
Impossible d’ailleurs de résister à conclure avec un peu de mièvrerie. Vous avez envie de déclarer votre flamme en ce bon samedi (ou tout autre jour durant lequel vous lisez ces lignes)? Voici au choix quelques suggestions de petits surnoms mignons, directement tirés du recueil: «Mon miel» (balim, en turc), «ma coccinelle» (cонечка, en ukrainien), «mon petit trésor» (Schätzchen, en allemand), «battements de mon cœur» (a chuisle mo chroí en gaélique irlandais).
En persan (Iran), on ne dira pas «mon cœur», mais «mon foie» (جیگرم, djigaram). En Argentine, ce sera cucuruchito mio, «mon cornet de glace». En italien, polpettina, «ma petite boulette de viande».
Quant à l’expression arabe ya’aburnee, يقبرني, elle se traduit par «enterre-moi». C’est un merveilleux cri d’amour qui n’a rien de lugubre: je souhaite mourir en premier puisque la vie sans toi me serait insupportable.
>> «Le dico des mots extraordinaires», 132 pages, format carré 15 cm, 20€ livraison comprise.