Regardez bien les euros que vous avez peut-être en ce moment dans votre poche ou votre portefeuille. Sur les pièces? Une face «nationale» qui certifie leur origine, en provenance de l’un des 19 pays membres de l’Union européenne dotés de la monnaie unique.
Sur les billets? Des ponts, choix à la fois symbolique et controversé depuis leur mise en circulation, le 1er janvier 2002, soit il y a pile vingt ans. Voilà, résumée en deux images, la réalité de la devise européenne qui est aujourd’hui ébranlée par la guerre en Ukraine et qui lui vaut, sur un an, d’avoir perdu 16% de sa valeur par rapport au dollar et 10% par rapport au franc suisse.
L’euro est le produit le plus concret de la fameuse souveraineté partagée entre États membres de l’UE dont la taille et l’économie ont bien peu en commun. Le Luxembourg et ses 630 000 habitants arborent une dette publique équivalente à 22% de son produit intérieur brut (PIB). L’Italie et ses soixante millions de citoyens flirtent en 2022 avec un endettement record à hauteur de 135% du PIB. Question simple à l’heure de la crise énergétique inédite qui s’annonce cet hiver et des menaces de récession pour les 27 avec une perspective de croissance limitée à 2,7% cette année, et 1,5% en 2023: les ponts qui font l’euro peuvent-ils tenir dans la tempête géopolitique déclenchée le 24 février par Vladimir Poutine?
Trois variables pour la puissance
S’interroger ainsi, tout juste un mois avant les élections législatives italiennes du 25 septembre consécutives à la démission du chef du gouvernement – et, surtout, ancien patron de la Banque centrale européenne – Mario Draghi, revient à scanner les trois variables qui font la puissance durable d’une monnaie au niveau international. La première est la crédibilité financière du pays qui l’émet. Celui-ci, endetté ou pas (les Etats-Unis affichent une dette de 30'000 milliards de dollars, soit plus du double de celle cumulée de l’UE de 13 600 milliards, ou de celle de la Chine à 12 600 milliards) pourra-t-il demain remplir ses obligations monétaires et continuer de rembourser ses emprunts?
La seconde est la valeur refuge constituée par la devise de ce pays, ce qui suppose pour dire les choses clairement qu’il sera toujours debout en cas d’énorme crise et que sa devise sera toujours acceptée comme moyen d’épargne ou de paiement. C’est, on le sait, la force de la Suisse, confirmée durant la Première, puis la Seconde Guerre mondiale. Troisième paramètre enfin, à l’origine des deux autres: la confiance. Confiance dans les institutions de la puissance émettrice de la monnaie. Confiance dans sa capacité à surmonter les défis qui s’annoncent. Confiance, enfin, dans sa capacité militaire à se protéger ou à l’emporter en cas de guerre dans laquelle le pays est plongé.
Le risque de divergences accrues
Vous me suivez? Délier le destin actuel de l’euro de ses interrogations fondamentales sur l'UE et sur l'Europe occidentale n’a pas de sens. C’est la confiance envers le continent et sa principale construction politique qui est aujourd’hui sévèrement bousculée, même si un euro de facto dévalué confère un avantage économique pour ses exportations, et répond en ce sens aux demandes formulées depuis longtemps par les économistes défenseurs d’une politique de la demande pour relancer le moteur de l’UE.
Une confiance érodée pour deux raisons très discutables, mais bien présentes dans le débat public: le risque de divergence accrue, voire intenable, entre ses pays membres si les coalitions gouvernementales nationalistes et populistes prolifèrent (avec, dans le viseur, l’Italie où la dirigeante d’extrême-droite Giorgia Meloni caracole en tête dans les sondages); et l’extrême vulnérabilité de l’appareil productif européen en cas de brutale panne énergétique. Comment produire et alimenter le premier marché au monde, fort d’environ 500 millions de consommateurs, sans un flot garanti d’hydrocarbures?
Dur rappel à l’ordre
L’ironie est que l’Union européenne se voit durement rappelée à l’ordre alors qu’elle a, de facto, bien surmonté les crises qui, ces dernières années, menaçaient de la naufrager. Samedi 20 août, la Grèce est sortie de douze ans de surveillance renforcée imposée par Bruxelles, preuve de son rétablissement économique dopé par le tourisme et (enfin) une transparence sur ses dépenses publiques, même si personne ne la croit capable de rembourser les 260 milliards prêtés par ses pairs européens depuis 2010 pour la tenir à flots. 2020 avait vu l’adoption du plan inédit de 750 milliards d’euros d’emprunts mutuels pour soutenir l’économie européenne.
L’année 2021 a été marquée, c’est incontestable, par une victoire communautaire contre la pandémie, obtenue grâce à la mutualisation des vaccins et par une stratégie sanitaire commune. L’unité entre les 27, que l’on disait impossible à obtenir, est enfin au rendez-vous après six mois de guerre en Ukraine, sur des sujets aussi explosifs que les sanctions contre la Russie ou la mise en place d’alternatives énergétiques. Alors, injustice flagrante? Non. Car le doute demeure, évidemment attisé par Poutine, Xi, Trump et tous les autres, résolus à fragmenter l’Europe. Un doute alimenté par d’inquiétants rapports, comme celui de McKinsey démontrant que le continent perd aujourd’hui son avance technologique à vitesse grand V. Et si l’UE n’avait pas surmonté ces crises, mais juste évité les icebergs par d’habiles manœuvres, sans évacuer le risque?
La confiance ne se décrète pas
La confiance ne se décrète pas. Elle se construit et se confirme. Comme en amour, des preuves sont nécessaires pour la consolider. Ce qui se passe aujourd’hui autour de l’euro démontre que l’UE, majoritairement soutenue par les populations des pays membres (65% des Européens considèrent que l’appartenance à l’Union européenne est une bonne chose, le résultat le plus élevé depuis 2007, selon le dernier sondage Eurobaromètre de juin 2022), a un devoir d’efficacité, de résultats et de performances bien supérieur à celui exigé des gouvernements nationaux. L’Eurobaromètre de juin indiquait aussi que 52% des Européens ont aujourd’hui une image positive de l’UE, soit le meilleur résultat mesuré par les enquêtes depuis 2007.
Là est le risque majeur qui flottera au-dessus du discours sur l’Etat de l’Union, le 14 septembre à Strasbourg, de la présidente de la Commission Ursula Von Der Leyen. Même si 12% seulement des personnes interrogées ont une image négative de l’UE, un Européen sur deux, ou presque, manque aujourd’hui à l’appel, sur le pont de la confiance!
Lire ici le rapport de Mc Kinsey sur la perte de l’avance technologique européenne. Consulter ici le sondage Eurobaromètre de juin 2022.