D’ici 2030, il manquera 70’000 employés au sein du personnel soignant. C’est très rare que les décisions de celles et ceux qui ont tenu les rênes du pays avant moi me laissent aussi perplexe. Car nous ne le savons pas depuis avant-hier ou hier. L’état d’urgence de notre système de santé ne date pas de la crise du Covid. Il sautait déjà aux yeux bien avant que la pandémie ne démarre. Et nous avons beau eu applaudir tant et plus l’année dernière, cela ne résout rien.
Derrière chaque spécialiste qui va manquer, il y a une patiente ou un patient. Un oncle, une tante, une mère, un père, un grand-père ou une épouse. Des gens, tout simplement. Des gens qui peuvent vivre plus longtemps et en meilleure santé que par le passé grâce au progrès médical et à l’excellente prise en charge. Et qui vont vivre demain encore un peu plus longtemps.
Soudain, ils portent des couches...
Mais le prétendu cadeau d’une vie plus longue est souvent un fardeau. Un fardeau pour celles et ceux qui doivent en assurer la prise en charge. Pour les soignants, le manque de personnel est synonyme de stress et de charge de travail élevée, d'heures supplémentaires et de frustration. Pour les personnes dépendantes, cela signifie de longs temps d'attente, une prise en charge inadéquate et beaucoup de rotations dans le personnel soignant.
Les effets sont immédiats. Soudain, les gens portent des couches, non pas parce qu'ils en ont absolument besoin, mais parce que personne ne peut être à leurs côtés dans un délai raisonnable pour aller aux toilettes. C'est humiliant pour les personnes nécessitant des soins, mais aussi pour les soignants, qui prennent de plus en plus conscience qu'ils ne peuvent pas accomplir leur travail avec la qualité qu'ils souhaitent.
Comment le pourraient-ils d'ailleurs, alors que le manque de personnel s’accroît de manière inversement proportionnelle au nombre de personnes nécessitant des soins?
La Suisse ne forme aujourd’hui même pas la moitié du personnel soignant nécessaire — nous plafonnons à 40% environ. Cette situation est désastreuse pour les conditions de travail des employés. Il ne faut donc pas pousser des cris d’orfraie lorsque la carrière des infirmières est très courte, que le turnover est très élevé et que de nombreuses personnes formées quittent vite la profession.
Grâce aux migrants et aux étrangers
Tout comme il n’est pas étonnant que de nombreux soignants ne parlent aujourd’hui qu’un suisse-allemand ou un français approximatif. Nous ne formons pas assez de personnel qualifié, nous ne garantissons pas des conditions de travail suffisantes mais nous attendons d’eux qu’ils fassent preuve d’une flexibilité quasi impossible à assumer sur le long terme. Tout cela pour des salaires dérisoires et avec une planification qui laisse à désirer.
Et comme les besoins n’attendent pas et que la population a un besoin toujours plus grand de soutien et de soins, ce sont des migrants et des étrangers, eux-mêmes dans des situations de vie précaires, qui comblent le vide. Tant mieux pour eux, d’un côté, parce que cela leur donne du travail, mais ce n’est ni durable ni responsable. Car, en bout de chaîne, les professionnels manquent dans les pays d’où ils viennent et souvent où ils ont été formés…
Nous devons le dire de manière claire: les conditions de travail dans de nombreuses professions de soins sont mauvaises. Des journées qui s’éternisent, trop de patients avec trop peu de temps à disposition, des salaires médiocres, beaucoup d’heures supplémentaires, du travail de nuit et de week-end… La conciliation entre vie familiale et professionnelle ne cesse de se dégrader, alors qu’elle devrait s’améliorer. Il faut toujours se rendre disponible, rester tard parfois sans que cela ne soit prévu. Et pour couronner le tout, il est difficile de réduire son temps de travail lorsque l’on devient mère ou père.
Face à ce constat, il n’est pas étonnant que de nombreuses personnes fuient la profession en raison de troubles physiques ou psychiques, quand bien même ils adoraient leur métier. De nombreuses personnes âgées ont peur d’avoir besoin de soins dans un avenir proche et de ne pas pouvoir les recevoir. Certaines, déjà prises en charge actuellement, expliquent qu’elles ressentent le manque de personnel, qu’elles déplorent le temps que leurs soignants à l’écoute ne peuvent pas leur consacrer.
Car, et c’est là le plus triste, les soignants font tout ce qui est en leur pouvoir pour faire leur travail de la manière la plus professionnelle possible, malgré les conditions de travail très difficiles. Cela doit être souligné: les employés du secteur de santé font un travail formidable. Et il faut davantage que des applaudissements pour les récompenser.
Le contre-projet ne suffit pas
Dans dix jours, nous avons les moyens d’apporter une réponse avec l’initiative sur les soins infirmiers. Ce texte comprend des mesures attendues depuis très longtemps. Nous devons investir dans la formation et surtout dans les conditions de travail, pour offrir des conditions-cadre qui évitent aux soignants de fuir leur profession après la fin de leurs études.
Le contre-projet indirect n’est pas suffisant — certes, il prend en compte la formation et la formation continue, mais il oublie les mesures efficaces pour améliorer les conditions de travail et offrir aux soignants le droit à une profession attrayante.
Il faut garder en tête que l’augmentation du nombre de soignants n’est qu’un côté de la médaille. Sans amélioration des conditions de travail, la fuite se poursuivra et le problème ne sera pas réglé. Nous ne voulons et nous ne pouvons pas nous le permettre. L’enjeu est trop important: la population mérite des soins de qualité et les soignants méritent des conditions de travail leur permettant de s’épanouir et de se lever chaque matin avec plaisir. Car il s’agit de gens comme vous et moi. De nos parents, de nos tantes et de nos grand-pères. Et, un jour, ce sera vous et moi.