On assiste ces derniers mois sur les réseaux complotistes à un spectacle à la fois un peu risible, mais très instructif, et peut-être utile pour la lutte contre le complotisme, concernant les relations entre leaders de l’«alternosphère», ou de la «dissidence» complotiste: les conflits et accusations croisées d’«Opposition Contrôlée».
Ces maîtres et maîtresses à penser spécialistes de tous les sujets — pandémie, géostratégie, climatologie, lutte contre la pédophilie, satanisme, etc. — redoublent désormais d’accusations fratricides et sororicides de ne pas incarner la «Vraie Résistance» au Système, mais au mieux d’être simplement stupides, et au pire d’être en mission commandée par l’Ennemi, le «Système» pour semer la zizanie dans l’Opposition.
Les personnes qui critiquent le complotisme comme moi ont bien entendu l’habitude de telles accusations, auxquelles je réponds toujours qu’il n’y a que deux possibilités: soit elles sont vraies et la personne est une lanceuse ou un lanceur d’alerte perspicace, soit elles sont fausses et la personne est dans un état avancé de paranoïa complotiste — et moi je sais laquelle des deux branches de l’alternative est la bonne. Ce qui est nouveau est que cette suspicion paranoïaque se retourne contre celles et ceux qui la pratiquent régulièrement sur d’autres cibles.
Une nouvelle théorie du complot?
C’est un phénomène qui était assez prévisible pour toute personne qui étudie le complotisme, au vu de la radicalisation qu’on observe au sein de ce mouvement. Il n’y a rien là de très nouveau, c’est un schéma classique de toute idéologie extrême: les plus extrémistes vont accuser les moins extrémistes d’au mieux trahir la cause, d’au pire faire partie de l’opposition contrôlée. Il s’agit en fait d’une nouvelle théorie du complot, selon ma définition, une accusation de complot sans preuves suffisantes.
Ici on accuse un petit groupe de personnes ayant un certain pouvoir de faire croire qu’elles sont dans l’opposition, mais qui en réalité travaillent secrètement pour le pouvoir en place. Le complotisme sera un terrain favorable à ces accusations pour deux raisons. La première, parce que la mentalité complotiste fait que les personnes qui adhèrent à une théorie du complot vont avoir tendance à en accepter d’autres. Dans le livre L'irrationalité aujourd'hui, nous avons pu calculer par exemple dans un échantillon représentatif de la population française que le fait de croire à une théorie du complot rendait le fait de croire à une autre théorie 2,71 fois plus probable.
La seconde raison réside dans le fait que les complotistes plus extrêmes pourront accuser leurs coreligionnaires qui le sont moins. Cela aboutit au phénomène très intéressant que des conspirationnistes vont être pris à leur propre piège intellectuel, et par conséquence vont subir les affres des accusations sans preuves suffisantes — calomnieuses et diffamatoires si fausses. Autre fait intéressant, la prise de conscience qui pourrait apparaître — on me fait ce que je fais aux autres — et la déconversion possible qui pourrait s’ensuivre n’a pour l’instant jamais été observée, sans doute parce qu’on sait que le cerveau humain a de nombreux ressorts pour masquer les contradictions. Mais la déconversion religieuse par exemple se fait souvent (petits) pas à (petits) pas, l’avenir nous dira ainsi si la récursivité du complotisme permettra de le combattre.
Quand la pédophilie se trouve au centre d'un complot
Cette conséquence du complotisme m’était apparu à l’occasion d’une vidéo parue en 2021 célébrant la fondation en Suisse de la «Une TV» d’un ex-journaliste français, qui souhaitait fédérer la fronde contre les mesures anti-COVID. Un débat avait lieu réunissant sur scène les ténors pseudo-experts francophones complotistes qu’on qualifiera de niveau 1, quand un complotiste de niveau 2 a pris la parole qui lui était refusée — tiens, un manquement à la liberté d’expression? — il a alors dénoncé un complot bien plus grave qu’à propos du COVID, celui des élites pédophiles satanistes de la franc-maçonnerie, en criant qu’il avait bien évidemment des «preuves», et qu’il n’avait bien évidemment pas de liens d’intérêt.
Au passage il convient de rappeler l’évidence que l’entier de la population est horrifiée par la pédophilie, et que si quiconque a des preuves de quoi que ce soit dans ce domaine, il ou elle aura le devoir moral d’aller présenter ses preuves non pas devant des pigeons crédules sur les réseaux sociaux, mais bel et bien devant un tribunal: c’est ce qui différencie les professionnels de l’enquête qui prouvent les vrais complot, des lanceurs d’alerte du dimanche qui croient tout et n’importe quoi et accusent à tour de bras sans preuves, en pantoufles derrière leur écran. A son écoute, un complotiste de niveau 1 (qui ne croyait alors qu’au complot de la pandémie) l’interrompt très fâché et lui crie qu’il dessert la cause parce qu’il n’a pas de preuves, il ne peut pas «admettre que la Résistance soit polluée par des spéculations»!
L’ironie délectable de ce moment est bien évidemment qu’on peut reprocher exactement la même chose à ce complotiste de niveau 1 et à toutes les théories du complot, qui ne se rend pas compte que lui aussi agite des spéculations comme des preuves. Il n’est pas spécialiste de médecine et de virologie, et compile uniquement les articles scientifiques ainsi que les blogs, vidéos et articles frauduleux qui montrent que les mesures ne sont pas efficaces.
Il ignore savamment les plus nombreuses études et méta-analyses qui montrent le contraire, ou les dénonce comme corrompues par Big Pharma (alors qu’elles concernent des centaines de chercheuses et chercheurs qui ne peuvent pas être toutes et tous sous l’influence de l’industrie; Peter Gotzsche, l’un des pourfendeurs de l’industrie pharmaceutique — donc son estimation est sans doute même un peu excessive — estimait qu’entre 10 et 20% des médecins au Danemark l’étaient, et par exemple en Suisse, 90% des médecins étaient en faveur du vaccin).
«Un mécanisme de spirale négative et d’enfermement»
Il est possible que dans une situation nouvelle d’urgence et de danger comme l’était celle de la pandémie, des erreurs aient été commises, mais seuls des spécialistes peuvent le déterminer après coup, et aucunement des pseudo-spécialistes qui agitaient déjà leurs pseudo-certitudes en 2020. Et la complosphère n’a pas plus de preuves que notre complotiste de niveau 2 de toutes les accusations de complots qui ont été lancées contre l’industrie pharmaceutique, le Forum Economique Mondial, Bill Gates, les autorités sanitaires, politiques, etc., etc., etc. Mais c’est un phénomène bien connu en psychologie qu’on perçoit mieux les biais et erreurs chez les autres que chez soi!
Ce grand moment de «télévision» est intéressant à plus d’un titre. D’abord parce qu’il illustre donc comment des complotistes peuvent rencontrer le complotisme de niveau supérieur, et voir immédiatement ses lacunes, alors qu’ils ne voient pas les mêmes lacunes de leurs propres théories. Mais il dévoile aussi la pente glissante du complotisme: les théories du complot sont comme dit plus haut des accusations de complot (actions secrètes et malveillantes d’un petit groupe puissant) sans preuves suffisantes (coïncidences, documents non vérifiés en ligne sur des sites alternatifs, anomalies apparentes de la version officielle), par opposition aux vrais complots (enquêtes professionnelles dans la réalité à la recherche de preuves directes de complot, documents attestés, emails, confessions, etc.).
Du moment que vous croyez à des complots avec un niveau de preuves insuffisant, vous êtes prêt à accepter tous les autres complots. Pire, avec une telle méthode avariée, tous les autres complots deviennent plus plausibles: si vous pensez que la CIA a tué Kennedy, alors elle a pu effectivement faire de faux attentats terroristes pour tuer sa propre population le 11 septembre 2001, et tous les services secrets occidentaux peuvent en faire autant — c’est ce dont certains complotistes les ont accusés à chaque attentat terroriste en Europe.
Ainsi, le complotisme est comme toute dérive sectaire un mécanisme de spirale négative et d’enfermement, allant jusqu’au délire: rappelons ici que par exemple notre complotiste de niveau 1 de l’époque en est maintenant au stade délirant de penser que le mouvement LGBT est un cheval de Troie pour imposer la pédophilie aux enfants... Les recherches quantitatives en psychologie sur le complotisme suggèrent un tel phénomène — les croyances à différentes théories du complot sont toutes corrélées, ce qui signifie que les gens ont tendance à les accepter ensemble, ou aucune —, et les études de cas sur les réseaux sociaux l’illustrent à merveille. Notre complotiste a passé en quelques années du coronascepticisme (les mesures sanitaires étaient inutiles ou délétères) à un complotisme compulsif (complot du réchauffement climatique, de l’OMS, de l’ONU, le complot pédo-sataniste qu’il dénonçait quelques années plus tôt en y ajoutant un complot LGBT, etc.).
Comme les complotistes font ainsi des accusations de complot sans preuves suffisantes, cela les mène à se méfier de tout et de tout le monde (on peut imaginer des complots partout), et à accepter naturellement aussi d’autres croyances irrationnelles, sur base de preuves également insuffisantes: les recherches montrent des liens entre complotisme et phénomènes irrationnels, ésotériques, pseudoscientifiques, paranormaux, religieux également, etc.
Du raffut dans la complosphère
Cela n’est pas une surprise puisque le point commun de toutes ces croyances est d’accepter de croire à des phénomènes extraordinaires avec un très bas niveau de preuves, alors que les scientifiques, armés du fardeau de la preuve et ayant pris acte que les milliards d’idées humaines étaient évidemment pour l’immense majorité fausses, ne vont accepter de croire à des phénomènes extraordinaires (comme la physique quantique, ou les trous noirs par exemple) qu’avec un très haut niveau de preuves reproductibles. On voit par exemple dans ses vidéos une psychologue suisse romande ayant un doctorat, autrefois experte de la santé, partir dans des délires pseudoscientifiques (elle parle de terre plate, d’hydres dans les vaccins COVID, de «biohacking» du cerveau, de médecine vibratoire quantique, etc.).
Ajouté à ce niveau de preuve infiniment trop faible, ces pseudo-experts partagent la caractéristique d’un narcissisme remarquable: ils et elles sont spécialistes de tous les domaines — chaque vrai spécialiste remarque bien sûr très vite que ce n’est bien entendu pas le cas, et prennent un plaisir évident à l’admiration de leurs «fanbase». Certaines recherches montrent un lien entre complotisme et narcissisme ainsi qu’avec le besoin d’unicité (se sentir différent des autres), puisque le (pseudo-)Savoir d’une théorie du complot n’est réservé qu’à l’élite intellectuelle minoritaire qui la croit!
Cette scène de complotistes se déchirant entre eux m’avait fait dire à l’époque de la pandémie, de façon ironique, que pour lutter contre les désinformatrices et désinformateurs, puisqu’ils et elles affirment des choses dans tous les domaines avec aplomb tout en étant pseudo-spécialistes, il suffirait de les réunir dans la même pièce quelques jours pour qu’ils finissent par s’entretuer... C’était évidemment de l’humour noir, mais c’est une tendance qu’on observe désormais: non seulement une lutte d’egos de pseudo-spécialistes — par exemple sur le sujet du prétendu graphène dans les vaccins —, mais ensuite des accusations... complotistes au sein de la complosphère! Les figures les plus suivies du coronascepticisme sont ainsi accusées d’être dans l’opposition contrôlée par les plus extrémistes (par exemple celles et ceux qui pensent que... les virus n’existent pas), et accusées d’utiliser les mêmes armes que l’ennemis (faire taire la dissidence, la diviser, etc.).
Le même phénomène est apparu chez les platistes, dans le documentaire Netflix «Behind the curve». Deux des platistes plus médiatisé·es, qui font des vidéos régulières et des conférences dans les conférences de platistes — et oui ça existe au XXIème siècle — se voient accusé·es, en raison même de leur succès, d’être des membres de la CIA (notamment parce que la femme se prénomme... PatriCIA), et de noyauter le mouvement de l’intérieur. Idem chez les croyant·es aux extraterrestres, croyant non seulement à leur existence mais d’en faire partie elles- et eux-mêmes (les fameux « starseeds »), comme le montre cette vidéo très instructive (à la 36e minute) accusant les leaders d’être des agent·es de la CIA, qui est décidément partout...
Encore plus amusant et révélateur, notre ancien complotiste de niveau 1, maintenant bien installé au niveau 2 dans les hauteurs délirantes du complotisme, fait des vidéos dans lesquelles il suspecte certain·es autres d’être dans l’opposition contrôlée (comme Zoé Sagan), tout en se défendant des mêmes accusations contre lui. Les conflits (pseudo-)scientifiques sur le graphène feraient partie du «Plan», et sont donc créés sciemment par l’«Opposition Contrôlée».
Dans l’une de ses dernières vidéos, il en vient à admettre que le complotisme existe et que c’est un problème! Selon sa définition naïve et incomplète de non spécialiste, il nous dit que celui-ci consiste à «imaginer des choses qui n’existent pas pour pouvoir donner sens à tout ce qu’on observe, (...) et plus il y a d'incertitude dans le monde, plus c'est compliqué de le penser, plus il y a le risque d'imaginer ces choses qui semblent donner de la cohérence mais souvent au détriment de la véracité des choses».
Une boucle sans fin
C’est peut-être là les prémices d’une déconversion, mais la bataille qui va s’engager dans son esprit pour savoir comment faire la différence entre vrais et faux complots promet d’être intéressante (pour l’aider, il y a bien sûr ma distinction entre la «religion du complot», croire à des complots sans preuves suffisantes, et la «science du complot», prouver l’existence d’un complot par des preuves directes validées par un tribunal, mais gageons que son animosité à mon encontre déclenchée par mes critiques sur les réseaux sociaux rendra bien difficile toute forme de reconnaissance...)!
Avec ce genre de réflexions qui vont certainement se multiplier à l’avenir, notre complotiste pourra expérimenter le problème évident de laisser la paranoïa et ses accusations de complot tous azimut sans preuves suffisantes faire son œuvre, au lieu de tenter comme je le fais de fixer des critères méthodologiques pour distinguer ce qui relève de l’accusation rationnelle — les vraies enquêtes à la recherche de preuves directes de journalistes, procureurs, lanceurs d’alerte, les contre-pouvoirs en démocratie menant régulièrement certains politiques, entreprises, stars ou autres devant les tribunaux —, et ce qui relève de l’accusation ou des croyances irrationnelle — les soupçons paranoïaque de tous contre tous, les théories pseudoscientifiques qui pullulent dans la complosphère, etc.
L’absence de méthodologie d’administration de la preuve comme en sciences ou dans le domaine de la justice fait que les conflits entre gourous — je l’ai souligné inévitables en raison de leur semi-expertise et leur narcissisme — ne pourront que déboucher sur des querelles théologiques et la formation de chapelles et de sectes, comme dans le champ des croyances religieuses, ou des pseudo-sciences comme la psychanalyse.
Pour terminer, cette passionnante boucle récursive du complotisme sur lui-même — le complotiste qui découvre le complotisme, le paranoïaque qui accuse son allié de trahison, qui projette sa paranoïa sur lui, etc. — a déjà été remarquée par les humoristes, dont on sait que la qualité principale est de mettre une loupe sur nos défauts afin de mieux nous y faire réfléchir. Ils ont par exemple imaginé une théorie du complot qui infirme une autre théorie du complot: un mème a circulé sur internet il y a quelques années dans lequel on voyait un complotiste (sous les traits de l’antisémite d’extrême-droite Alain Soral) dire que la température du kérosène des avions tombés sur le World Trade Center le 11 septembre 2001 ne peut chauffer suffisamment pour faire fondre la structure d’acier des tours et les faire s’effondrer — bien sûr, cet argument a une réponse, le kérosène aurait affaibli la structure qui aurait cédé sous le poids des étages supérieurs.
Là intervient le célèbre lieutenant Columbo qui lui répond que les avions contiennent aussi des chemtrails — une théorie du complot qui affirme que les traînées des avions dans le ciel contiennent des produits chimiques pour nous empoisonner et/ou influencer psychologiquement —, et que Soral ne sait pas à quelle température ils brûlent! J’ai pu moi-même inventer un tel cas de TC infirmant une autre TC pendant la pandémie: le fait que l’Artémise soit déconseillée par les instances médicales occidentales dans la lutte contre le COVID-19 était un complot de Sanofi pour vendre plus d’hydroxychloroquine (alors que la déconsidération de cette dernière a été et est toujours vue par certain·es comme un complot de l’industrie pharmaceutique pour défendre les vaccins ARNm)!
Dans la même veine, et en revenant à l’hypothèse de l’opposition contrôlée, toutes les théories du complot pourraient n’être que le résultat... d’un plus gigantesque complot! Ce schéma se retrouve dans la complosphère à propos de théories du complot farfelues comme la Terre plate: elles seraient inventées et disséminées par la CIA pour tenter de discréditer les «vraies» théories du complot! Comme d’ailleurs l’invention même du concept de «théorie du complot», qui serait le fait de la CIA pour dissimuler son prétendu assassinat de Kennedy — alors que la notion vient du philosophe Karl Popper des années auparavant. Le «Gorafi» (un journal satirique palindrome du Figaro) se demandait si toutes les théories du complot étaient en fait fausses et avaient pour but de cacher un complot de plus grande envergure, et envisageait même un deuxième tour de la boucle récursive — qui pourrait bien sûr être... infinie —, le complot du complot du complot.