D’ici que mon rare, mais – dit-on, du côté de la rédaction, jamais avare d’une flagornerie – fidèle lectorat, prenne connaissance de ce carnet noir, rédigé sur le vif de l’événement, tout aura été dit sur feu la reine. Ses tenues, ses doutes, sa force et sa pérennité. Des hordes de nécrologues aussi assidus qu’âgés, ayant révisé leurs textes tous les deux ans depuis un quart de siècle, auront enfin leur quart d’heure de gloire, et raconteront mille poncifs dans leurs petits textes formatés, narreront ce qu’ils imaginent être la petite histoire dans la grande.
Les grands journaux rivaliseront de unes graves, le plus souvent en noir et blanc avec un cliché décadré et un commentaire en trois mots au plus, blanc sur noir, tandis que le personnel politique, de tout rang, de l’élu local au président, jouera sa partition d’émotion retenue par la dignité. Chacune et chacun qui a eu l’honneur de rencontrer la reine postera un cliché qui en témoignera. Les réseaux sociaux, quant à eux, qui, déjà, se gargarisent d’un nom, prétendument de code, réservé au processus qui suivra le décès de la souveraine: «London bridge is down» continueront de s’émouvoir de l’émotion du collectif, dans une surenchère abstraite autosuffisante que seuls les tremblements de terre, les ouragans et les folies de l’homme permettent d’habitude.
Sans doute s’ébaudissent-ils du frisson que réserve ce nom aux allures d’opération militaire secrète, qui fleure bon 007 et ses aventures exotiques, le Martin shaken, not stirred et les méchants qui fomentent des tours pendables aux nations tranquilles. Evidemment, après la critique, activité qui, chacun le sait, est aussi distrayante qu’aisée, surtout lorsque l’on ne vise personne en particulier, par courage sans doute, il va falloir que je m’attelle à l’hommage.
La reine était le Royaume-Uni
Ce sont évidemment les petits riens, la petite monnaie de la royauté qui dit tout de sa grandeur. Et, en la matière, la perfide Albion n’est pas avare de trésor. La reine n’était pas le point fixe du Royaume-Uni. Elle était le Royaume-Uni. Dans quel autre pays du monde imagine-t-on les présentateurs de télévision immédiatement se vêtir de noir, le jour même de la disparition du monarque? Dans quel autre territoire, hormis naturellement ceux de l’immense et suranné Commonwealth, imagine-t-on une telle fascination monarchique, y compris dans les couches les plus défavorisées de la population?
Poser ces questions, c’est y répondre; la monarchie anglaise est à cet égard unique, à tout le moins dans son acception d’avant l’avènement de Charles III dont le premier geste fort a été de s’agacer en des termes fleuris («bloody pen!») de la résistance qui lui a été opposée par un stylo plume lèse-majesté puisque fuyant. Au Royaume-Uni, si l’Union Jack se met en berne à la disparition du monarque, l’étendard royal du Royaume-Uni, quant à lui, jamais ne se baisse sur le mât, symbole de la continuité de la monarchie; au décès du monarque la couronne passe immédiatement à son successeur. Une manière de dire, par le symbole, la pérennité que l’on voudrait tranquille, n’était ce stylo qui fuit.
Mais bien loin des ors de la monarchie, dans une petite république et canton du bout du lac, disparaissait, peu avant la reine, un inconnu. Un inconnu qui n’avait pas hésité à se jeter à l’eau dans l’Arve au secours d’une policière et de son chien en difficulté dans la rivière. Un geste d’une rare bravoure qui lui a coûté la vie. Ici, pas de célébrations officielles, de cornemusier et de chefs d’Etats; seul le silence usuel des disparitions ordinaires, toutefois élégamment brisé par le sifflement hommage des locomotives à Cornavin, le défunt étant mécanicien du rail.
Un silence aussi interrompu par un bel hommage journalistique qui s’est fait l’écho d’un émoi certain sur les réseaux sociaux. Adieu à la reine, bien sûr, qui dit avant tout le changement des mondes, mais aussi adieu au héros (extra) ordinaire qui a donné sa vie à tenter de sauver celle d’autrui. Ne l’oublions pas.