«Adieu vieille Europe, que le diable t’emporte!» Ce mercredi 14 septembre à Strasbourg, Ursula von der Leyen n’a pas repris ce chant entonné sur les champs de bataille lointains par la Légion étrangère française. Mais en 57 minutes, son discours sur «l’État de l’Union» a procédé, ni plus ni moins, à l’enterrement en règle de l’Union européenne pré-24 février 2022. Vêtue aux couleurs jaune et bleu du drapeau ukrainien, et accompagnée devant les eurodéputés par l’épouse du président Volodymyr Zelensky, la patronne allemande de la Commission de Bruxelles a sonné la charge.
Intégration rapide de l’Ukraine dans le marché unique européen; soutien à un changement de traité pour faciliter l’adoption de directives communautaires à la majorité (au lieu de l’unanimité des 27, actuellement requise); promesse d’un «Defense of Democracy Act» (une proposition législative pour sanctionner ceux qui interfèrent dans les processus électoraux); nécessité d’une législation pour sécuriser les approvisionnements de l’UE en ressources naturelles; traque des fonds chinois et russes investis dans les universités et autres lieux stratégiques; appel en faveur de la Communauté politique européenne, cercle élargi de pays que la Suisse est conviée à rejoindre… «Plus de liberté pour investir. Plus de contrôle sur le processus. Plus d’appropriation par les États membres et de meilleurs résultats pour les citoyens»… La conclusion de son discours très attendu confirme l’évidence: la guerre en Ukraine est en train de transformer le continent européen.
Le 6 octobre, la Suisse conviée à Prague:
Les observateurs attachés à l’équilibre géopolitique du passé ne manqueront pas de dénoncer l’alignement d’Ursula von der Leyen sur les Etats-Unis, voire l’erreur stratégique que constitue selon eux cette posture communautaire combative face à la Russie et à la Chine, à l’aube d’une rencontre cette semaine en Asie centrale entre les présidents Vladimir Poutine et Xi Jinping. Les europhobes et les eurosceptiques, eux, critiqueront à coup sûr le peu de place accordée dans ce discours aux besoins actuels des populations des 27 pays membres de l’UE, coincées entre l’inflation, la baisse de leur pouvoir d’achat et les menaces énergétiques à la veille de l’hiver.
Vu d’une Suisse toujours attachée à sa neutralité, l’engagement inconditionnel de l’UE aux côtés de l’Ukraine en guerre peut enfin inquiéter, car il ne laisse guère de marge de manœuvre – voire pas du tout – aux partenaires désireux de rester à équidistance des belligérants, après plus six mois de cette guerre déclenchée par le Kremlin.
Pour suivre le débat au parlement européen:
Pour Ursula von der Leyen, la page est tournée
Avant de reprendre mercredi le chemin de Kiev, Ursula von der Leyen estime, elle, que la page est tournée. Les chemins du passé sont aujourd’hui trop minés pour les faire perdurer. «Nous avons eu tort de continuer à rouler sur la même route», a-t-elle asséné, accréditant la thèse selon laquelle l’UE s’est trompée sur Poutine, sur le marché de l’électricité et sur le fait de continuer à subventionner massivement les combustibles fossiles après les chocs de prix des années 1970.
L’ex-ministre de la Défense allemande, très proche de l’ancienne chancelière Angela Merkel, connue pour avoir privilégié le gaz russe, a de facto prononcé son mea culpa: «L’une des leçons de cette guerre est que nous aurions dû écouter ceux qui connaissent Poutine – Anna Politkovskaïa et tous les journalistes russes qui ont exposé les crimes et payé le prix ultime. […] Nous aurions dû écouter les voix qui, au sein de notre Union, en Pologne, dans les pays baltes et dans toute l’Europe centrale et orientale, disent depuis des années que le Kremlin ne s’arrêtera pas.» Pas d’annonce, en revanche, sur de nouvelles livraisons d’armes.
Merci Poutine!
Deux mots n’ont pas été prononcés par la présidente de la Commission européenne: «Merci Poutine!». C’est bien pourtant ce qu’il faut avoir le courage et le réalisme de dire. En déclenchant un conflit injustifié et en jetant aux orties les frontières et l’ordre international des Nations Unies hérité de la Guerre froide, le président russe a obligé l’Europe à se réveiller.
Un réveil dur, truffé de dangers et de difficultés politiques intérieures, compte tenu de l’essor des partis nationaux populistes (aux portes du pouvoir en Suède et en Italie, et fermement installés aux commandes en Pologne et en Hongrie). Mais un réveil indispensable, car il contraint l’Union européenne à ouvrir les yeux sur son avenir en termes de puissance, de ressources naturelles, de modèle économique à suivre et de moyens pour y parvenir.
Le danger d’un passé aujourd’hui révolu
«Aujourd’hui, le courage a un nom, et ce nom est l’Ukraine. […] Le courage a un visage, et ce visage est celui des hommes et des femmes ukrainiens qui se sont dressés contre l’agression russe.» Dramatique à souhait, Ursula von der Leyen a dressé ce mercredi un diagnostic dont les priorités et les modalités peuvent être débattues.
Sauf sur un point: si l’Union européenne ne prend pas le risque de se reconstruire après le tremblement de terre en cours en Ukraine alors, Vladimir Poutine et tous les partisans de l’ordre ancien auront remporté la guerre. Car ils auront figé l’UE dans la pire des postures: celle d’un passé aujourd’hui révolu.