Nicolas Capt
Nouvelles annonces en avion: est-ce que ça plane vraiment pour iels? (Hou-hou-oou-oou!)

Nicolas Capt, avocat en droit des médias à l’humour piquant, décortique deux fois par mois un post juridique pour nous. Dans sa cinquième chronique, il s'intéresse au changement des annonces dans les avions de Lufthansa dans un souci d'utiliser un langage plus inclusif.
Publié: 26.07.2021 à 14:53 heures
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Dernière mise à jour: 26.07.2021 à 15:05 heures
Photo: Blick_Suisse romande
Nicolas Capt
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«Mesdames et Messieurs, c’est votre commandant Urs Bärtschi qui vous parle, nous venons d’allumer les moteurs, nous sommes troisièmes dans la file d’attente et anticipons un décollage d’ici une vingtaine de minutes. J’espère que vous êtes installés confortablement et vous souhaite d’ores et déjà un agréable vol avec (insérer ici le nom de votre compagnie aérienne favorite)».

Cette intervention au microphone – traditionnellement accompagnée des émanations doucereuses, puisque mélangées, du mauvais café filtre, du kérosène et de la lingette désinfectante à l’eau de Cologne, d’une part, ainsi que du film béat sur les consignes de sécurité (oui, celui où une dame, tout sourire, retire délicatement un escarpin, avant de se lancer avec entrain et confiance sur un toboggan orangé finissant dans une mer d’huile), d’autre part – chaque touriste aéroporté l’a entendu une fois ou l’autre, parfois sans y prêter attention, alors trop occupé à faire entrer dans les coffres un bagage à main récalcitrant, d’autres fois en s’accrochant à chaque mot prononcé, cherchant le salut à l’angoisse du vol à venir dans l’abstraction heureuse d’une écoute mécanique.

L’effet rassurant des formules immuables

Il y a sans nul doute quelque chose de roboratif à ces phrases rassurantes puisque répétées, cadrantes puisqu’immuables. Il en est ainsi d’autres interventions également, dont celle, demeurée célèbre, de feu le journaliste Pierre-Pascal Rossi qui concluait immuablement chacun de ses journaux télévisés d’un «Telle a été cette journée, en Suisse et dans le monde, à notre connaissance». Une formule dont la modestie, l’élégance et l’intelligence prophétique ne s’apprécient et s’expriment correctement qu’après que l’on a compris, depuis que l’on en est littéralement bombardé, que l’information (de qualité) ne se pouvait concevoir comme une vérité monolithique et ubiquitaire mais bien plutôt comme l’addition astucieuse de choix, plus ou moins avisés, d’angles sur des sujets eux aussi sélectionnés. Aux antipodes, donc, de ces chaînes d’information en continu pour qui le direct est pour lui-même une information méritant d’être valorisée. Avec le triste résultat que l’on sait.

Mais revenons à ce capitaine et à sa phrase de bienvenue. Ce capitaine qui, d’ailleurs, est de plus en plus souvent une femme. Au-delà des plaisanteries de garçon de bains qui émaillent parfois les rangs de la cabine, notamment lors des enterrements de vie de garçons, à l’annonce du fait qu’une femme soit aux commandes (je vous épargne ici les poncifs), il n’y a rien de plus réjouissant à constater que ce métier, longtemps la chasse gardée de l’homme, se féminise à grande vitesse.

Ce qui était vu comme immuable souffre donc une certaine évolution. Y a-t-il une pilote dans l’avion? Oui!

Des changements qui attisent un débat déjà brûlant

Et là, le choc, disent certains médias: une compagnie aérienne annonce vouloir reformer, en profondeur, l’annonce du personnel de bord. «Vade retro» le traditionnel «Mesdames et Messieurs» à la papa, remplacé de but en blanc par un brutal «Bonjour!» ou par un très administratif «Chers passagers». Mais quelle mouche a donc piqué cet opérateur d’aéronefs? Il faut, nous dit-on, de l’inclusion et donc «choisir un discours qui s’adresse à tous les passagers».

Difficile de dire si les motivations de la compagnie dépassent le plan marketing ou si elles ne sont qu’une forme de LGBTQI – ou même de LGBTQQIAAP (sigle qui inclut, en sus, les personnes qui se posent des questions, les asexuels, les alliés de la cause et les pansexuels) – «washing». Au fond, peu importe, le résultat est là: la manière de s’adresser aux passagers va changer, et de manière substantielle.

Le débat, qui touche tant à la conception de nos sociétés et à notre rapport à la différence qu’à l’intime le plus profond (soit la conscience et la perception de son être), est évidemment aussi polarisé qu’il est brûlant.

Les commentaires des internautes dévoilent ainsi, sans surprise, un clivage fort.

D’un côté, certains tournent en dérision la décision de diverses façons. À la mode provocateur ghetto: «Ils devraient enlever les formules de politesse et direct insulter les daronnes, c’est plus chaleureux», à la mode dadaïste: «Supprimer le langage tout court puisque ça offense les muets» ou encore, à la mode plus lettrée et historique «On avait ça en URSS: tout le monde était 'tovarich'. Qu’est-ce qu’on était content de repasser aux Mesdames & Messieurs en 1989! L’occident 'woke' qui n’a jamais vécu le rouleau compresseur du communisme pense progresser mais va dans le mur. Demandez à l’ancien bloc soviétique!».

De l’autre, les tenants du changement montrent moins de traits immédiats d’humour mais dressent habilement le constat, sans doute bien plus lucide, que la société change et qu’il s’agit là d’un simple reflet de cette évolution profonde.

Les mots comptent

Cette bien modeste chronique n’a évidemment pas vocation à trancher un débat qui ne saurait au demeurant l’être facilement, dès lors que chacun trouvera sans doute, dans un terrain aussi personnel, de quoi asseoir avec aise ses conceptions propres.

Il demeure que cette affaire, si elle devait mériter ce qualificatif, soulève une autre question, peut-être plus fondamentale encore: le pouvoir des mots et leurs limites, d’une part, et les questions de liberté d’expression, de l’autre.

Les mots comptent. Non seulement est-ce indéniable mais cela est également reflété par l’existence même des lois que l’on qualifie de mémorielles, dès lors que ces instruments ont pour vocation de cristalliser le point de vue officiel des États qui les promulguent sur des événements historiques. Dans certains cas, la négation ou la minimisation grossière de génocides ou de crimes contre l’humanité constituent des infractions pénales.

Ces lois mémorielles ne sont pas sans poser question, certains historiens estimant que la loi ne devrait pas écrire l’Histoire, pas davantage qu’elle ne devrait restreindre l’usage mots. Pour Robert Badinter, entendu en 2008 sur cette question dans le contexte d’une mission d’information française, «une loi mémorielle est une loi compassionnelle» et «la loi n’a pas à affirmer un fait historique même s’il est indiscutable […]».

Reste que le pouvoir des mots est parfois bien relatif et que la cosmétique des appellations ne touche pas toujours au cœur des problématiques.

On peut penser à la spécialité chocolatière devenu «tête de choco» ou aux biscuits «Negrita», très récemment débaptisés par Nestlé au Chili dont les effets sur le racisme rampant se font attendre. On peut sans doute aussi intégrer à la réflexion l’adoption récente, par certaines entités, de l’écriture inclusive, dont on peut se demander en quoi elle a – ou va – véritablement améliorer la condition féminine et celle des minorités.

Des circonstances de changement peu lisibles

Que la langue et la communication doivent toutes deux s’adapter à l’époque, c’est évidemment un fait indiscutable.

Reste que les circonstances dans lesquelles ces évolutions, désormais très rapides sinon frénétiques, s’inscrivent sont parfois peu lisibles, tant les mouvements qui nourrissent le vaste terreau du changement sont divers et parfois mus par des objectifs difficiles à appréhender, spécialement lorsqu’ils s’entrecroisent. Ainsi, aux associations de luttes LGBTQQIAAP précitées s’ajoute par exemple l’activisme des mouvements dits «woke» (en deux mots, il s’agit d’être conscient des problèmes liés à la justice sociale et à l’égalité raciale) ou racialistes (aux États-Unis d’Amérique, au nom de l’antiracisme, on invite parfois les êtres humains à se départager selon la couleur de leur peau, dans un courant qui ferait sans doute frémir l’antiracisme apaisant de Martin Luther King, qui se concrétisait par le refus de conférer une quelconque valeur sociale à l’appartenance ethnique d’un individu et demandait simplement que «l’on juge ses enfants sur leur caractère et non sur leur couleur de peau»).

Ajouter à cela une pincée de culture de l’effacement («cancel culture», laquelle peut se définir comme la dénonciation publique, à des fins d’ostracisation et de bannissement, d’individus, entités ou comportement perçus comme inacceptables), un trait de bien-pensance, une franche rasade de politiquement correct à l’ancienne et vous obtenez des entreprises un changement souriant, des logos LGBTQQIAAP compatibles adoptés par les marques sur des sacs en lins bios, un soutien affiché au monde nouveau, une lisseur et une prétendue évidence qui, à la vérité, tranchent avec la difficulté réelle de changer de paradigme, de remettre en question, à tort ou à raison, ce qui était perçu comme des évidences et des repères pour une partie non négligeable de la population.

À cet égard, il est trompeur pour les nouvelles générations que les décideurs d’aujourd’hui feignent la facilité s’agissant de la prise de compte de ces demandes sociétales nouvelles. Aucune lutte victorieuse et légitime n’a jamais été silencieuse ni exempte des vertus et défauts du débat public, de la contradiction et du droit de penser autrement, puisque y échapper c’est entrouvrir la porte à un mal bien plus insidieux: l’autocensure sous toutes ses formes, laquelle a fait, de tout temps, la couche douillette de tous les totalitarismes. La lutte des minorités est légitime, elle est admirable à de nombreux égards mais n’échappe pas pour autant à cette règle.

Gageons dès lors que, dans l’attente d’un vrai débat sur la question, la langue du cockpit fourchera à l’occasion en lâchant, çà et là, un bien irrévérencieux, «Mesdames et Messieurs».

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