La plupart des habitants suisses sont d’accord sur un point: celui qui travaille à plein temps devrait pouvoir vivre dignement grâce à son salaire. Pourtant, une personne sur dix en Suisse gagne moins de 4335 francs par mois, selon les chiffres de l’Office fédéral de la statistique. Dans l’agriculture, la gastronomie, le commerce de détail ou les services de livraison, les salaires sont même parfois nettement inférieurs.
C’est le cas de Mario K.*, qui travaillait pour une entreprise de logistique bernoise et ne touchait que 3500 francs mensuels. En brut, et sans 13e mois de salaire. Un revenu que la grande majorité de la population suisse considère comme injuste, selon une étude de l’institut de recherche European Social Survey. L’enseignant et conférencier zurichois Philippe Wampfler va encore plus loin.
Il y a quelques jours, lors d’une manifestation réunissant des représentants de plusieurs associations professionnelles, il a critiqué le fait qu’il existe en Suisse de nombreux «mauvais métiers». Les réactions ont été vives.
Monsieur Wampfler, n’êtes-vous pas un peu trop dur dans votre constat?
Non. Pour beaucoup, c’est un sujet tabou. Mais nous devons en parler. Il existe en Suisse de nombreux mauvais emplois que personne ne veut faire.
Qu’entendez-vous par là?
Il existe des exigences minimales pour les métiers qui ne doivent pas être négociables. Les gens doivent voir un sens à ce qu’ils font, et les conditions de travail doivent permettre de satisfaire leurs besoins humains fondamentaux. Ainsi, les apprentis ne doivent pas être considérés en premier lieu comme de la main-d’œuvre. Ils sont dans les entreprises pour apprendre quelque chose et exercer une activité qui a du sens. Nous devons y regarder de plus près.
Quels sont ces «mauvais métiers»?
Si des parents travaillent dans le bâtiment, beaucoup d’entre eux déconseillent à leurs enfants de faire de même. Ils connaissent les conditions de travail qui y règnent et souhaitent que leurs enfants aient une meilleure vie. Un autre exemple est le secteur du nettoyage. Les personnes qui nettoient des bureaux doivent souvent travailler en dehors des heures de bureau standards, tard le soir ou parfois même la nuit. Ces horaires sont difficilement conciliables avec la vie de famille. Dans ces secteurs, tous les emplois ne sont pas mauvais, mais nous devons clairement parler ici de problèmes structurels.
Celui qui construit des maisons ou maintient des bureaux propres fait tout de même un travail utile pour la société!
Vu la manière dont fonctionne notre société actuelle, il existe clairement une demande pour ces travaux. Mais il y a une autre question centrale: comment se sentent les personnes qui les effectuent? Prenons le métier de boucher. Les entreprises ont énormément de mal à trouver de la relève. Même si beaucoup de gens aiment manger de la viande, presque personne ne veut faire ce travail. Rares sont ceux qui voient dans la mise à mort et la transformation industrielle d’animaux une activité qui a un sens, ne serait-ce que du point de vue éthique.
En entendant vos propos, les responsables des associations professionnelles pourraient aiguiser leur couteau de boucher.
Les organisations professionnelles souhaitent bien entendu se développer et non se rétrécir. Mais il s’agit de savoir ce que nous voulons en tant que société. Nous devrions bien plus souvent nous demander si les conditions de travail sont compatibles avec la dignité humaine.
Pourquoi, selon vous, cela ne se fait-il pas?
La majorité d’entre nous est heureuse que quelqu’un fasse ce travail, tant que nous ne devons pas le faire nous-mêmes.
Vous demandez donc que chaque personne exerce un travail qui lui plaît. Mais il n’y a tout simplement pas assez d’emplois pour cela. Et même un mauvais travail permet d’assurer un repas sur la table le soir.
Je ne dis pas que tous ces métiers doivent être supprimés. Mais les gens devraient vraiment pouvoir choisir leur profession. Pour de nombreuses personnes, ce sont encore aujourd’hui les contraintes économiques qui décident de ce qu’ils font. Les écoles et les associations les poussent vers des métiers afin que les postes soient pourvus. On fait comprendre aux personnes concernées, par exemple en raison de leurs mauvaises notes, que ce sont là leurs possibilités. La bonne solution à ce problème serait un revenu de base inconditionnel qui couvrirait les besoins fondamentaux.
Dans ce cas, plus personne n’irait exercer un emploi avec de mauvaises conditions de travail…
Je ne suis pas d’accord. Les entreprises seraient alors contraintes d’améliorer les conditions de travail, comme les horaires ou les salaires. Il n’est certainement pas attrayant de nettoyer des bureaux la nuit, six jours par semaine. Mais il y a certainement des personnes qui, si les conditions étaient meilleures, le feraient volontiers deux fois par semaine. Et cela serait alors également conciliable avec la vie de famille.
Nous manquons cruellement de personnel qualifié. Vos exigences ne feraient qu’aggraver le problème.
C’est l’un des aspects dont les associations économiques et les politiques parlent constamment. Ils exigent que les gens travaillent davantage et plus longtemps, et veulent y parvenir par la contrainte. Mais de nombreuses personnes souhaitent travailler moins, comme l’a récemment confirmé un sondage de l’institut de recherche Sotomo. En moyenne, ils préféreraient travailler trois jours par semaine. Mais si plus de personnes considéraient leur travail comme utile, le problème de la pénurie de main-d’œuvre qualifiée serait assurément moins important.