Sous le nom de «Jésus»
Pierre Castel aurait arnaqué le fisc genevois pour au moins 410 millions

Cela a «échappé» au fisc genevois: Pierre Castel, le plus riche des exilés fiscaux français en Suisse, s'est inscrit ici sous le nom de Jésus et n'a ainsi pas payé ses impôts selon les règles 30 ans durant, révèle le média spécialisé en affaires judiciaires Gotham City.
Publié: 06.10.2022 à 16:42 heures
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Dernière mise à jour: 10.10.2022 à 09:38 heures
Pierre Castel, l'un des hommes les plus riches d'Europe, est dans de sales draps en termes de fiscalité (capture d'écran).
Photo: Capture d'écran Pierre Castel
Daniella Gorbunova

C'est l'histoire d'un empire estimé à 13 milliards d'euros, en tête du négoce de vin en France, qui n'aime pas beaucoup payer ses impôts. À la tête du Groupe Castel (ex-Castel Frères), la famille du même nom apparaît en 11e position du classement des plus riches de Suisse établi par le magazine «Bilan», et en 10e position des plus riches de France, selon «Challenges».

Le patriarche de cette mine d'or n'est autre que Pierre Castel. Que fait-il en Suisse? À la suite de l'élection de François Mitterrand déjà, il avait préféré migrer vers une imposition plus légère, à l'image de celle dont les ultra-riches bénéficient ici. Il a déclaré, à ce propos, à «Challenges»: «J’ai toujours eu peur des socialistes. Financièrement et économiquement, la France devient dangereuse. Lorsqu’on vous prend plus de 50% de vos revenus, vous ne pouvez pas l’accepter.»

On ose le dire: c'est un peu l'hôpital qui se moque de la charité, car l'Administration fiscale cantonale genevoise (AFC-GE) et l'Administration fédérale des contributions (AFC) accusent désormais l'homme d'évasion fiscale, et lui réclament environ 410 millions de francs pour les années 2007 à 2011, révélait mercredi le média spécialisé en affaires judiciaires Gotham City. Un procédure avait été ouverte fin 2017. Désormais, le verdict est tombé.

Jésus qui?

En synthèse: Pierre Castel aurait omis de payer correctement ses impôts pendant près de trente ans – depuis son arrivée en Suisse, à Genève, en 1990. Mais, à cause des délais de prescription, le report d'impôt n'est possible que pour les dix dernières années. C'est ce qu'indique un arrêt du 5 juillet 2022 de la Chambre administrative de la Cour de justice de Genève.

Pourquoi personne n'a-t-il rien remarqué pendant toutes ces années? Comment est-ce possible? Grâce à un petit tour de passe-passe, Pierre, en arrivant en terres helvétiques, a tout simplement choisi d'indiquer son deuxième prénom: Jésus Castel. Et, pendant toutes ces années, personne n'a fait le lien. Jusqu'à ce que les articles de presse ne finissent par semer le doute dans l'esprit des fonctionnaires genevois.

Le fisc du canton lémanique a soutenu que «les déclarations fiscales de M. Pierre Castel différaient notablement des éléments de revenus et de fortune qui lui étaient attribués par la presse. (...) Il semblait, d’après [ces articles], qu’il était le principal détenteur du groupe industriel Castel et président de Cassiopée Group, qui comportait plus de 215 sociétés à travers quarante pays. Or, son état de fortune ne mentionnait pas ces éléments.»

Liechtenstein, Singapour et la fraude

Les détails de cette arnaque au fisc sont complexes, et impliquent tout un mécanisme de dissémination «de sociétés et de holdings domiciliées dans des paradis fiscaux», écrit le chercheur Olivier Blamangin dans une enquête pour l'association Survie, citée par Gotham City. En résumé: Pierre Castel soutient que ce n'est plus lui le chef, et donc qu'il ne touche plus les énormes dividendes – qu'il devrait, logiquement, déclarer ici. La presse, elle, dit le contraire.

Officiellement, le «propriétaire ultime» du groupe est aujourd'hui effectivement un fonds situé à Singapour, l'Investment Beverage Business Fund (IBBF), qui distribue chaque année des millions d'euros de dividendes (non imposables localement) aux détenteurs de ses parts. L'identité des bénéficiaires est à ce jour inconnue. Pendant ce temps, les médias dépeignent toujours Pierre Castel comme dirigeant son groupe d'une «main de fer», à l'image de «Capital».

Face au fisc suisse, le multimilliardaire tient sa version. Le média d'enquête explique: «Selon ses dires, il se serait dessaisi en 1992 de la totalité du capital-actions du groupe, alors abrité dans une holding faîtière, en faveur d'une fondation basée au Liechtenstein: la SCOMAF. En 2009, la holding de tête, devenue Cassiopée Limited, a migré du Liechtenstein vers Singapour pour devenir propriété d'IBBF.»

Alors qu'il siège toujours au conseil d'administration du groupe, Pierre Castel est allé jusqu'à déclarer sa «volonté ferme de se dessaisir du groupe afin qu’il devienne pérenne et ne dépende plus [de lui] ou de ses héritiers». Ainsi, il ne serait plus qu'un simple consultant, «sans véritable pouvoir décisionnel».

La Suisse pas convaincue

Pourquoi alors être resté autour de la table des décideurs? C'était, selon lui, une mesure de façade «nécessaire sur le plan commercial et pour des questions d’image tant à l’égard des partenaires commerciaux, qui avaient confiance en lui, que des concurrents, afin d’éviter d’aiguiser leur appétit».

Le fisc suisse, probablement lésé depuis des années, n'achète pas cette version des faits. Il soupçonne le grand patron d'avoir «conservé le contrôle du groupe du point de vue opérationnel» et de ne s'être «en réalité jamais dessaisi de la propriété des biens qu’il soutenait avoir transférés à la SCOMAF». Il recevrait donc, en réalité, toujours «la quasi-totalité des dividendes» liés.

Pierre Castel a très vite reconnu avoir «omis de déclarer certains éléments de revenus et de fortune entre 2007 et 2011», notamment en lien avec les dividendes perçus à l'époque via la fondation SCOMAF. Mais, pour le reste, il s'appuie sur l'argumentaire suivant: il n'était pas le seul à toucher ces dividendes.

Il affirme que les sommes étaient réparties à 20% entre chaque branche de sa famille, composée de ses quatre frères et sœurs. Sauf que, lorsque l'administration a demandé les preuves d'une telle répartition – qui innocenterait de fait, du moins en partie, le patriarche du groupe – les avocats de Pierre Castel ont botté en touche. Affirmant qu'il était difficile de «retrouver des documents utiles compte tenu du fonctionnement du contribuable (discussion orale, poignées de mains, 'management à l’ancienne')».

On l'a dit, ça ne passe pas: faute de documents prouvant l'inverse, le fisc suisse a estimé que Pierre Castel bénéficiait directement de la «quasi-totalité du capital et des distributions effectuées par la structure de détention»... et l'a imposé en conséquence. Affirmant que: «les explications du recourant quant à l’absence de documents écrits [concernant la liste des bénéficiaires de la fondation] (...) ne convainquent pas. (...) Le recourant n’a par ailleurs ni allégué ni prouvé que le dessaisissement envers [la fondation], par donation, aurait été soumis à l’impôt sur les donations. [...] Ainsi, au vu des considérations qui précèdent, il y a lieu d’admettre que la constitution de la fondation SCOMAF visait une économie d’impôt substantielle», selon les juges.

Une défense qui bat de l'aile

Aujourd'hui, Pierre Castel tient toujours sa version: il ne savait rien et n'a rien compris. Il refuse le terme «évasion fiscale». Sa défense affirme qu'il n'a «commis aucune faute, mais si une faute à sa charge devait toutefois être retenue, il ne pourrait s’agir que d’une imprévoyance légère».

Une petite erreur, donc... à près de 410 millions de francs. Un chiffre douloureux qui comprend un total de 340 millions (suppléments d'impôt, intérêts et amendes comprises) pour les années 2007 à 2009. Le média Gotham City révèle que le patriarche a accepté de verser la somme demandée pour 2009, mais a contesté en justice les impositions de 2007 et 2008. Débouté, il a fait recours à ce sujet auprès du Tribunal fédéral.

Pierre Castel était défendu par Me Grégory Clerc (Aegis Partners). Contacté par Gotham City, ce dernier n'a pas répondu à leurs questions.

Auteur de l'article original: Coline Emmel, «Le fisc genevois réclame 410 millions de francs au milliardaire Pierre Castel».

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