C’est une étrange affaire, que le Procureur général genevois Olivier Jornot et le PLR voudraient bien classer. L’histoire, franchement délirante, d’un politicien réputé timide et réservé, qui est aussi employé administratif à la police, et qui finit entièrement nu au poste — car soupçonné d’avoir fait fuiter des documents confidentiels sur les notes de frais colossales de certains employés de la Ville de Genève.
Comment en est-on arrivé à cette scène disproportionnée, digne d’un polar? Pourquoi l’Inspection générale des services, la puissante police des polices, aux ordres d’Olivier Jornot, assistait-elle ses collègues de la police judiciaire lors de l’arrestation (alors que c’est, en théorie, proscrit par la loi)? Nous avons voulu y voir plus clair dans le sombre dossier «Simon Brandt», du nom de celui qui a subi, il y a trois ans, un traitement d’ordinaire réservé aux dangereux criminels.
Notre enquête nous a permis de mettre la main sur des documents inédits, qui renforcent le sentiment que quelque chose n’a pas tourné rond dans la procédure. De l’ordre envoyé par Olivier Jornot, jusqu’à la nature même de l’interrogatoire.
L’affaire est d’ailleurs loin d’être enterrée. Parallèlement à nos investigations, nous avons en effet appris qu’une sous-commission du Grand Conseil se penche actuellement sur le «cas Brandt», et qu’elle devrait rendre très prochainement ses conclusions.
Un sale vendredi 13
Pour comprendre ce qui s’est vraiment passé, il faut remonter au vendredi 13 décembre 2019. Nous sommes en pleine «affaire Maudet», instruite énergiquement par le Procureur général, qui lui voue une inimitié de notoriété publique. Ce jour-là, Simon Brandt, député PLR, proche de Pierre Maudet, candidat (mal aimé par la frange libérale de son parti) à la mairie de Genève et membre du personnel administratif de la police genevoise, est interpellé par une dizaine d’agents.
Le jeune homme de 35 ans, connu pour son tempérament calme, et d’une carrure plutôt frêle, est emmené dans un cachot sans lumière du jour. Il est menotté et fouillé intégralement. Officiellement, il est interpellé pour violation du secret de fonction. Le Procureur général Olivier Jornot le soupçonne d’avoir divulgué les faits évoqués plus haut. Le prévenu est également suspecté d’avoir consulté illicitement une main-courante, déposée par une jeune femme du PLR pour harcèlement sexuel contre l’un de ses collègues de parti, entre 2018 et 2019.
Mais, en réalité, pendant l’interrogatoire, Simon Brandt est surtout questionné sur des éléments liés à… Pierre Maudet. L’une des premières questions adressées à Simon Brandt aurait été de savoir s’il avait accompagné Pierre Maudet à Abu Dhabi. Une inspectrice lui aurait également demandé de cesser de protéger ce dernier.
L’information qui précède, de même que celles qui vont suivre, est issue d’une autre audition, celle du sous-officier C., auteur de l’interrogatoire de Simon Brandt. L’audition de C. — que nous nous sommes procurée — a été menée le 11 juin 2021 par l’ancien Premier procureur Stéphane Grodecki (par ailleurs ancien collaborateur d’Olivier Jornot lorsqu’ils étaient avocats), à la suite de la plainte déposée par l’élu PLR pour abus d’autorité contre ce sous-officier.
Très instructifs, les détails de l’interrogatoire de C. par le Ministère public révèlent plusieurs éléments problématiques. Le policier affirme par exemple avoir reçu des ordres contradictoires quant au fait de menotter ou pas le prévenu. Pourquoi une fouille intégrale? Le sous-officier invoque la hiérarchie. Il a dû réaliser une fouille de sécurité, mais aussi une fouille de recherche de preuves. «Conformément au mandat que j’ai reçu», peut-on lire dans le document. De quoi se poser la question du sens du libre-arbitre dudit policier.
Il faut dire que dans son mandat d’amener — qui a servi à interpeller Simon Brandt le vendredi 13 décembre 2019 — Olivier Jornot n’y est de fait pas allé de main morte. En bas du document, on peut lire que la police «(...) est expressément habilitée à user de la force (...)». Il y est notamment donné l’ordre de «procéder à sa fouille (...) de la surface du corps ainsi que des orifices et cavités qu’il est possible d’examiner sans l’aide d’un instrument». On y lit également que la présence d’un avocat n’est pas autorisée pour interroger le prévenu.
Mais revenons à l’audition de C. Dans le procès-verbal du Ministère public, on découvre que le policier, en charge de l’interrogatoire du vendredi 13 décembre 2019, admet avoir alors posé des questions sur Pierre Maudet à Simon Brandt. Même s’il nie avoir «reçu l’instruction de rechercher des informations sur Pierre Maudet».
Dans ce même procès-verbal d’audition, le policier précise qu’un groupe WhatsApp avait été créé pour mener à bien cette opération, intitulée «Cumulus» (alors que, selon les directives en vigueur, il est interdit au personnel de police d’utiliser WhatsApp à des fins professionnelles). Lorsque le Procureur Grodecki lui demande pourquoi, dans ce cas, il n’y a plus de traces de ce groupe dans son téléphone, sa réponse est pour le moins courte: «C’est ainsi.»
Les téléphones d’autres inspecteurs intervenus sur le dossier ne contiennent aucune information non plus. Pourquoi? «C’est ainsi», récite à nouveau le sous-officier.
Un téléphone manipulé illicitement?
Beaucoup plus troublant: l’interrogatoire de Simon Brandt sur les fuites dont il serait responsable commence à 16h40, d’après le procès-verbal d’audience du sous-officier C. Or, à 15h11 ce même jour, un mail est envoyé par le capitaine en charge de la sécurité informatique de la police à C., que nous avons pu nous procurer.
Ce mail disculpe formellement Simon Brandt d’être l’auteur de ces fuites (qui devaient par ailleurs supposément servir les intérêts de Pierre Maudet). Curieusement, ce courriel «gênant» ne figure pas dans le dossier constitué par le Ministère public sur Simon Brandt. Et le prévenu est tout de même interrogé ce jour-là.
Que dit ce message? Non, l’élu PLR, également employé à la police, ne s’était pas «logué» sur le logiciel «P2K», depuis lequel on l’accusait d’avoir fait fuiter les fameux documents. Le texte est univoque: Simon Brandt «n’a fait aucune recherche dans le module (...) dans la période du 01.01.2018 (date antérieure à son engagement au sein de la police) et le 13.12.2019.»
Pourquoi avoir quand même poursuivi l’interrogatoire, dès lors que les soupçons de violation du secret de fonction étaient largement réduits? Questionné par le pouvoir judiciaire genevois à la suite de la plainte déposée par Simon Brandt, le sous-officier C. se justifie: «J’ai appris après les perquisitions du 13 décembre 2019, que Simon Brandt ne s’était pas logué sur le P2K. J’ai reçu un mail à cet égard. J’ai vu ce mail après les perquisitions.» Et l’agent d’ajouter: «Vous me demandez pourquoi j’ai posé des questions sur ce log, alors que je savais qu’il ne s’était pas logué. On a suivi les instructions du Ministère public (...).»
Mais le point le plus mystérieux de cette arrestation est le destin du téléphone portable de Simon Brandt. Logiquement, la police voulait y chercher des preuves de fuites vers les médias et des échanges avec Pierre Maudet. Or, en temps normal, le séquestre d’un téléphone par la police se fait dans le cadre d’une procédure bien réglementée, qui n’aurait apparemment pas été respectée dans ce cas-ci.
En effet, lors de l’audition, le sous-officier confesse lui-même qu’il ne sait pas pourquoi il «n’a pas mis l’appareil en mode avion», peut-on lire dans le procès-verbal — alors que la directive en matière de pièces à conviction l’exige. Gros problème: l’intégralité des discussions par messagerie entre Pierre Maudet et Simon Brandt sur diverses plateformes, dont Signal, ont été effacées le 15 décembre, alors que le téléphone de l’élu était toujours sous séquestre de la police. Celui-ci a-t-il été manipulé, et si oui, dans quel but?
Lors de son interrogatoire, l’agent C. ne nie pas qu’il aurait pu y avoir manipulation de l’appareil… et refuse de répondre: «Je ne suis pas l’auteur des manipulations sur le téléphone de Simon Brandt. Je ne sais pas qui aurait manipulé le téléphone de Simon Brandt. Vous me demandez si je sais ce qu’il s’est passé avec ce téléphone pendant quatre jours. Je ne veux pas répondre à cette question.»
Lors de ce fameux vendredi 13 décembre 2019, l’interpellation de Simon Brandt a lieu vers 7h du matin, mais le politicien a dû attendre jusqu'à 16h15 avant de pouvoir parler à son avocat. Il n’a quitté les locaux de la police qu’à 23h le même jour. Une fois libéré, Simon Brandt a pu constater que sa mésaventure, passée entre autres au «19h30» de la RTS, était l’attraction médiatique de la soirée (y compris des éléments issus directement de son interrogatoire du même jour). Faisant fi de son droit de réponse, et démontrant que quelqu’un a volontairement fait fuiter cette information à la presse.
Cette interpellation a durablement marqué Simon Brandt, qui a subi des séquelles psychologiques (attestées par plusieurs certificats médicaux) a posteriori. Sa carrière politique et ses relations en ont, sans surprise, pris un gros coup. La plainte qu’il a déposée contre le principal sous-officier en charge des opérations, puis étendue au Procureur général, a été classée par le Ministère public, dirigé par Olivier Jornot lui-même. Face à cet échec, le politicien a déposé deux recours au Tribunal fédéral, qui sont à ce jour toujours pendants.
Le Grand Conseil s’en mêle
L’élu PLR n’est pas le seul à s’émouvoir de cet étrange épisode juridico-politique. Une sous-commission de contrôle de gestion a en effet été créée au Parlement genevois pour enquêter sur les méthodes de la police judiciaire, avec cette affaire comme cas d’école, a appris Blick. Le groupe devrait rendre son rapport dans les prochains jours.
Plusieurs sources, qui gravitent autour de cette sous-commission, laissent entendre que le rapport, imminent, devrait mettre en cause le pouvoir judiciaire du canton (incarné par le Ministère public), et donc son Procureur général, Olivier Jornot. L’enquête parlementaire risque aussi d’éclabousser le PLR – dont, rappelons-le, le Procureur général est toujours membre, et dont il était député avant d’entrer dans sa présente fonction.
Un mandat illicite?
Selon toute vraisemblance, la sous-commission tente entre autres de faire la lumière sur la nature étrange du mandat d’amener émis par le Procureur général, dont on peut se demander s’il a respecté l’éthique professionnelle. Dans le présent cas, tout interroge: de l’autorisation expresse d’user de la force, à l’interdiction d’appeler son avocat — qui figure noir sur blanc dans le mandat d’amener.
Quoi qu'il en soit, il est d’ores et déjà assez clair que le principe de proportionnalité, qui relève pourtant du droit fédéral, n’a pas été respecté dans le cadre de ce mandat. Ce constat a par ailleurs été fait par la Chambre pénale de recours (qui a tout de même donné raison à Simon Brandt sur ce point, en l’indémenisant à hauteur d’environ 1000 francs), comme on peut le lire dans un arrêt du 24 août 2021.
Obstruction à la justice?
Au vu de ce tout ce qui précède, on peut légitimement se demander si Simon Brandt n’est pas, d’une manière ou d’une autre, un dommage collatéral de «l’affaire» Maudet. La question est d’autant plus légitime que la politique n’est jamais très loin du pouvoir judiciaire.
À savoir: la sous-commission parlementaire qui enquête actuellement sur cette arrestation avait initialement été créée par le député PLR Charles Selleger, touché par la mésaventure de son jeune collègue.
La création d’une telle sous-commission n’aurait pas plu à une certaine frange (principalement libérale) de son parti, qui avait alors aussi pris Simon Brandt en grippe — au même titre que tout ce qui touchait de près ou de loin à Pierre Maudet. Le chef de groupe des libéraux-radicaux genevois, Yvan Zweifel, n’avait ainsi pas tardé à écarter Charles Selleger de la sous-commission, que ce dernier avait lui-même créée.
C’est par ailleurs à la suite de cet épisode que Charles Selleger avait claqué la porte du parti, en mai 2021, comme l’écrivait alors la «Tribune de Genève». Notons qu’on retrouve aujourd’hui l’ancien PLR sur la liste Liberté et Justice sociale de… Pierre Maudet.
Quand le Ministre dit non
Blick a également appris qu’un courriel provenant de Mauro Poggia, conseiller d’État en charge de la police, est parvenu aux membres de la sous-commission qui enquêtent sur l’affaire Brandt. Le magistrat aurait refusé que le sous-officier C. soit entendu par la commission.
Confronté à cette information, Mauro Poggia a répondu à Blick: «La commission de contrôle de gestion doit, comme son nom l’indique, examiner la gestion des services de l’État, et n’a pas à se substituer à une autorité pénale ou administrative pour instruire des cas particuliers, tout particulièrement lorsqu’une procédure pénale est en cours sur le même objet.»
Mauro Poggia étaie encore: «Laisser un collaborateur mis en cause dans une procédure pénale s’exprimer devant une autre autorité pourrait être précisément considéré comme une entrave à l’action pénale, compte tenu du fait que ses déclarations pourraient faire l’objet de fuites, et entraver la recherche de la vérité.»
Le ministre de la Sécurité ne s’inquiète-t-il pas des méthodes de ses subordonnés? «Il faut se poser des questions, bien évidemment, concède-t-il. Notamment dans le domaine de la fouille corporelle, et nous avons déjà modifié les directives dans ce domaine pour tenir compte de cette situation, qui ne peut pas ne pas interpeller, quand bien même elle serait considérée comme totalement respectueuse du cadre légal.»
Confrontés à l’ensemble des zones d’ombres et des curiosités que révèle notre enquête, le Ministère public et le Procureur général Olivier Jornot ont refusé de répondre à nos nombreuses questions, «des procédures étant actuellement toujours en cours».
Approchée par Blick, la sous-commission refuse de commenter nos informations, et indique qu’elle réserve ses conclusions dans le rapport qu’elle a prévu de rendre prochainement public.
Contacté pour commenter son histoire, Simon Brandt, quant à lui, se dit encore touché par les faits survenus en 2019. Il nous répond simplement: «Vous m’apprenez la prochaine sortie de ce rapport, ce dont je me réjouis, car cette commission m’a auditionné il y a deux ans déjà. J’espère, cette fois, que justice sera faite.»
Publié à l'origine le 5 mars 2023