Les faillites s'enchaînent
Bio, vrac, «zéro déchet»: la mode écolo est-elle passée?

Sale temps pour l'écologie! De nombreuses initiatives ayant surfé sur la vague verte et sur une certaine prise de conscience des consommateurs doivent déchanter. Que peut-on en conclure? Tentative d'explication, entre inflation et pression de l'e-commerce.
Publié: 24.01.2023 à 06:20 heures
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Dernière mise à jour: 24.01.2023 à 10:53 heures
En Suisse alémanique, la faillite de Reformhaus Müller a été un petit séisme.
Photo: DR
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Adrien SchnarrenbergerJournaliste Blick

Nous sommes en 2019. La vague verte déferle sur Berne, et avec elle l’esquisse d’un nouveau projet de société. Adieu plastique, déchets, grandes surfaces et vols low cost. Bonjour commerce de proximité, marchés bio, magasins en vrac et habits de seconde main.

Une législature, une pandémie et une guerre en Ukraine plus tard, l’esprit de l’époque, le fameux Zeitgeist, a bien évolué. Et vous avez cliqué sur cet article avec une certaine Schadenfreude, pour reprendre un autre terme si pertinent dans la langue de Goethe. Parce que personne n’est irréprochable.

Mais tout de même: les magasins bio perdent leurs clients, ceux en vrac ferment boutique et les habits ne sont plus chinés mais achetés Made in China chez Shein, le nouveau géant de la fast fashion qui «rend les jeunes accros». Que s’est-il passé?

La chute du bio

C’était un coup de tonnerre en Suisse alémanique, il y a trois semaines: Reformhaus Müller est en faillite. Fertig. Avec ses 37 filiales et près de 300 employés, la chaîne de magasins bio était pourtant une institution, peut-être la plus importante du genre dans notre pays. Jusqu’à ce qu’elle ferme boutique dans les premiers jours de 2023.

La concurrence est bien loin de se réjouir des mésaventures du leader du secteur. «Quand j’ai appris que c’était fini pour Müller, j’ai dû reprendre mon souffle», confie à Blick Carsten Heijndorf, directeur de Bachsermärt, une entreprise spécialisée dans le développement durable qui compte cinq filiales en région zurichoise.

«Nous pouvons compter sur notre clientèle d’habitués. Mais nous avons aussi remarqué que le panier moyen était bien plus parsemé que d’habitude», soupire le directeur. Il suffit de se tourner vers les (ex-) employés de Reformhaus Müller pour comprendre l’ampleur des dégâts: «Nous avons perdu 50% de notre clientèle depuis 2016.»

Voilà pour le constat. Et l’explication? À première vue, il paraît surprenant que les magasins bio et spécialisés connaissent un tel coup de mou, à l’heure où la durabilité et la traçabilité sont au cœur des préoccupations des citoyens.

«
«Nous avons perdu 50% de notre clientèle depuis 2016.»
Un employé de Reformhaus Müller, leader du bio outre-Sarine
»

La réponse tient précisément en cette phrase: les grandes surfaces ont flairé le bon filon et se sont lancées dans ce secteur très juteux. «Les clients peuvent désormais acheter du bio chez Migros, Coop et même Aldi ou Lidl», explique Andreas Lieberherr, de Bio Partner.

Une tendance qui est fatale à beaucoup de magasins spécialisés. «Aujourd’hui, les clients ne se rendent dans des commerces de niche seulement s’ils ont besoin de produits très spécifiques. Il n’y a qu’une petite clientèle régulière», poursuit le spécialiste. Carsten Hejndorf, du Bachsermärt, fait le même constat.

En plus de se déplacer dans les grandes surfaces, le bio faiblit. Après des années de fort engouement (2016-2021), les ventes ont pour la première fois faibli lors de l’exercice écoulé. Les données exactes ne sont pas encore disponibles, car elles sont encore en cours d’analyse.

Le secteur ne devrait toutefois pas se tarir davantage. Car Coop et Migros représentent à eux seuls les trois quarts du chiffre d’affaires en produits bio, selon les statistiques 2021 de Bio Suisse. Et la demande est «stable à un niveau élevé» chez le premier, tandis que le second n’évoque qu’un «faible ralentissement».

Le spectre de l’inflation

Toutes les personnes interrogées le disent: lorsque le porte-monnaie a tendance à être sous pression, le «luxe» que peuvent constituer les produits bio ou en vrac sont parmi les premières victimes. «On ne peut rien faire à court terme sur les autres postes que sont le loyer, la facture d’énergie ou la caisse maladie», abonde Sophie Michaud Gigon, de la Fédération romande des consommateurs.

Celle qui est aussi conseillère nationale vaudoise (Les Vert-e-s) estime qu’il faudrait trouver des mécanismes qui permettent de prendre en compte l’impact de la marchandise, par exemple via une taxe sur les émissions de CO2 (carbon tax) ou les émissions douanières (boarder tax). «Dans les petits magasins, souvent de niche, la demande n’est pas assez élevée pour réaliser des marges suffisantes. Elles sont d’ailleurs petites sur les produits du quotidien», déplore la Vaudoise.

Sophie Michaud Gigon siège depuis 2019 à Berne.
Photo: Keystone

Ce qui est piquant, c’est que les enseignes labellisées «fast», elles, ne connaissent pas la crise, loin de là. À commencer par McDonald’s, sans doute l’entreprise la plus emblématique du secteur dans notre pays. Si elle ne diffuse plus de chiffres d’affaires depuis 2019, la chaîne aux 160 restaurants et plus de 7000 collaborateurs en Suisse cartonne, à en croire tous les communiqués qui évoquent des «records».

Et le Big Mac n’est pas le seul à avoir le sourire. L’arrivée en Suisse romande de Dunkin', firme américaine anciennement affublée de «Donuts», n’est pas passée inaperçue: des files se sont formées à Lausanne ou à Fribourg.

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La faillite des «commerces Instagram»

Toujours à Fribourg, c’est une jeune femme «dégoûtée» de son expérience de l’entreprenariat qui s’apprête à mettre en faillite son bébé. La «Baraque à fripes», c’était le projet de Camille Grandjean, 30 ans. Cette diplômée en hôtellerie tombée amoureuse de la friperie à l’étranger a voulu ramener le concept à Fribourg.

«On peut y mêler le vintage et le côté écologique, ce qui permet de rester dans une économie circulaire», expliquait-elle à «Frapp» en 2021, à l’ouverture du commerce à la rue de Lausanne, dans le centre historique de la cité des Zähringen. Lorsque la friperie était encore estampillée «tendance de l’été» par le média local. «Cela a marché du tonnerre au début, raconte à Blick la Fribourgeoise en égrenant les mois record de fin 2021. Mais dès début 2022, les soucis ont commencé…»

Résolue à faire aboutir son rêve, Camille Grandjean a multiplié les efforts. «Je me suis dit que c’était à cause des vacances scolaires, puis de la météo, et ainsi de suite. J’avais envie de croire en ce projet local et éthique», soupire la jeune entrepreneuse. Las pour elle, rien n’a fonctionné. Et l’accro aux fripes en est quitte avec des regrets… et surtout un local au loyer exorbitant. «Mon bail court jusqu’en 2025, il va falloir que je trouve rapidement une solution…»

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Comment décortiquer cet échec? La trentenaire ne cache pas une certaine amertume, voire une rancœur. «Cela m’attriste, mais je suis obligée de constater une certaine hypocrisie chez les gens. Ceux qui disent vouloir consommer local sont les premiers à aller chez H&M ou à commander des habits sur Internet, analyse Camille Grandjean. Ou alors ils gardent l’argent pour voyager et s’acheter un van, c’est devenu plus à la mode que les habits de seconde main…»

La patronne de la «Baraque à fripes» reconnaît toutefois certaines erreurs, à commencer par avoir surestimé le potentiel de Fribourg en matière de chinerie. Mais ce qui irrite le plus la Gruérienne d’origine, c’est la propension des consommateurs à se plaindre des prix. «Nous avons fait une opération spéciale où tout était à 9 francs, et on nous demandait quand même des rabais», soupire Camille Grandjean. Des critiques d’autant plus difficiles à encaisser lorsqu’elles viennent de personnes «qui peuvent dépenser de grosses sommes pour des Nike valant une fortune».

La Fribourgeoise l’a annoncé directement sur Instagram: elle s’est résolue à plier et à fermer boutique, n’ayant «plus la force mentale» pour faire face à une concurrence omniprésente — la fast fashion, le commerce en ligne ou… Emmaüs. «Les clients ne se rendent pas compte du travail que représente de la vraie seconde main, où il faut soi-même trouver les pièces, les laver, les mettre en magasin», conclut Camille Grandjean. Le plus grand paradoxe? Depuis l’annonce de fermeture, les messages de soutien affluent. «Si seulement tout ce monde était venu au magasin…»

Qu’il s’agisse de vêtements de seconde main, de produits en vrac ou simplement de produits du quotidien, un acteur semble avoir tout bouleversé sur son passage: Internet. Le commerce en ligne n’a visiblement pas fini de donner des cheveux gris à celles et ceux qui continuent de croire aux liens sociaux et au commerce de proximité.

Le «zéro déchets» en recul

Si l’expérience avortée de la «Baraque à fripes» tient également à d’autres facteurs, dont la morosité du centre-ville de Fribourg, elle fait écho à des lendemains qui déchantent pour beaucoup de projets citoyens, participatifs et écologiques.

Les déboires les plus emblématiques sont ceux des épiceries en vrac, qui avaient «conquis le cœur des Romands il y a cinq ans», rappelle la RTS. La pandémie semblait avoir scellé ce succès, tant faire son pain soi-même était devenu tendance.

Et pourtant: ces derniers mois, les faillites et fermetures se sont multipliées un peu partout en Suisse romande. La mode semble s’être évaporée aussi vite qu’elle était apparue, dopée par de nombreux reportages médiatiques.

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«Le vrac a été un immense appel d’air, abonde Alberto Mocchi, syndic écologiste de Daillens (VD) et ex-membre du comité vaudois de la FRC. De nombreux magasins ont ouvert un peu partout, sans qu’il y ait forcément le public-cible suffisant. Mais certains ont su tirer leur épingle du jeu, par exemple la Ruche éco, à Échallens.»

Ce qui préoccupe davantage l’ancien président des Verts vaudois, c’est que les limites du «zéro déchet» témoignent aussi du retour à une certaine indifférence citoyenne. «Nous le voyons aux chiffres qui ont été présentés aux communes: les déchets par habitant sont repartis à la hausse!»

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