Marc Bonnant est au crépuscule de sa vie, à l'aube de ses 79 ans. En arrivant à son étude genevoise, dans le quartier de Champel, ce mardi 17 octobre, la première chose que je me dis, c’est que le monde intérieur de l'éminent homme de loi doit furieusement ressembler à son royal bureau. Une fois franchis les sols marbrés qui mènent à l’ascenseur, puis à l’étage, le photographe Gabriel Monnet et moi sommes comme catapultés dans une machine à remonter le temps.
Les portes s’ouvrent sur un cabinet aux teintes beiges, orné d’artéfacts antiques, de tableaux, de livres anciens. «Le plus vieil objet ici? C’est une statue gréco-romaine», nous confie l'avocat en préambule. Pas une reproduction. «Elle date du 2ᵉ siècle de notre ère, et représente Ménandre, un auteur comique grec. Ses yeux sont juste des creux, et pourtant, il a un regard transperçant. C’est ce que j’aime chez lui.» Il s'allume une Marlboro rouge: celui qui avait combattu les interdictions de fumer dans les lieux publics fait encore ce qu'il veut chez lui, non?
Génie du barreau, ou vieux réactionnaire, qui convie Eric Zemmour en conférence à Genève contre l’avis des autorités. Provocateur traditionaliste, ou orateur hors normes. Qu’on l’aime ou qu’on le déteste (l’entre deux est rare), à travers sa carrière d’avocat hyper médiatisé, une chose est certaine: Marc Bonnant n’a laissé personne, ou presque, indifférent. Il a accepté d’ouvrir les portes de son étude et (un peu) de son âme à Blick.
Plus de mille plaidoiries à son actif. De Licio Gelli à Tariq Ramadan, en passant par Boris Berezovsky et l’impératrice d’Iran, il a défendu les personnages les plus sulfureux, en Suisse comme ailleurs, pendant près de cinq décennies. Aujourd’hui, ce loup blanc du barreau coule des journées plus douces, dans son étude genevoise, lotie au Chemin de Kermely. Il plaide encore parfois, et gère ses affaires courantes.
Un moment de vie où il se laisse plus volontiers poser la question: qui est le vrai Marc, avant d’être Maître Bonnant? Il s'assied à son bureau. Moi, juste en face. Lui, les autres, la société, la loi... Son enfance à l'étranger. L'extradition improbable d'un supposé grand mafieux italien. Et plus encore... C'est un grand entretien intime, à bâtons rompus.
Les livres de Saint-Augustin juste derrière vous, votre amour du 17ᵉ siècle, de l’Antiquité, votre goût pour la rhétorique... Marc Bonnant, j’ai l’impression que vous êtes un homme de Lettres avant d’être un homme de lois, en réalité. Vous ne vous seriez pas trompé de vocation?
(Rires) J’ai voulu faire les Lettres, c'est vrai. Puis, j’ai voulu être diplomate, comme mon père. Mais j’ai fini avocat: si je maîtrise la parole, je ne sais pas écrire, à mon grand dam.
En parlant de votre père: racontez-nous d’où vous venez.
Mes deux parents, d’origine tessinoise et genevoise, étaient des diplomates. Je les suivais partout. Jusqu’à mes seize ans, j’étais entre Hong Kong, Berne, le Portugal et Singapour. Puis, je suis revenu en Suisse. C’est là que j’ai par ailleurs véritablement appris le français, que je pratiquais peu, lorsque nous étions à l’étranger. Je parlais surtout l’italien et l’anglais, avant de revenir ici. Mon bonheur est d’avoir appris le français en même temps que je découvrais la littérature.
Qu’est-ce que vous lui diriez, aujourd'hui, à ce jeune Marc, qui revient en Suisse à seize ans?
Je lui dirais simplement: essaie de devenir.
Devenir quoi, ou qui?
Peu importe. Simplement devenir capable et coupable de soi.
Nous grandissons tous avec des modèles. Y a-t-il une figure qui vous a particulièrement inspirée?
Cicéron ou Quintus Hortensius, naturellement (ndlr: orateurs et avocat de la Rome antique). C’était le délice du genre humain. Il y a eu tellement de grands orateurs, à travers les siècles. Mais, aujourd’hui, l’éloquence a changé de manière. Elle n’est plus du tout l’art ou la technique de convaincre ou de persuader par le discours. L’image est en train d’avoir le dernier mot.
Et c'est une mauvaise chose?
Cela me frappe, lorsqu’il m’arrive encore de plaider, de voir que l’on plaide désormais avec un écran. On y affiche des guidelines, des schémas… La parole vient, tout au plus, en soutien à l’image. Nous sommes passés de la graphosphère à la vidéosphère. Et je pense que c’est un appauvrissement. C’est peut-être surtout en cela que je suis un mécontemporain réactionnaire.
Il se dit que vous êtes capable de convaincre une foule entière de plus ou moins n’importe quoi. Y compris du bien-fondé des pires atrocités...
L’éloquence — à supposer que j’en sois pourvu — n’est pas de dire ce que l’on pense. Ni nécessairement de penser ce que l’on dit. Il s'agit de dire ce que l'on veut que l’autre pense. Cela peut paraitre amoral, mais la morale n’a rien à faire avec l’éloquence. Elle en serait un frein, un abaissement. L’éloquence, la rhétorique, ce n’est pas le bien contre le mal. Le but, c’est d'éveiller les esprits. Arracher les gens à leur léthargie intellectuelle. Faire naître une conviction. Et, parfois, grâce à l'éloquence, la justice est moins injuste.
Au cours de votre vie, vous avez probablement plaidé tout et son contraire. Mais, vous-même, vous avez bien des valeurs morales qui vous sont chères, non?
Oui, l’amour. Lorsque le temps devient compté — et c’est mon cas — on se retourne sur sa vie, pour se demander ce qui était vraiment essentiel. Ce fut l’amour, pour moi. L’amour donné plus que l’amour reçu. L’amour comme une dévotion, et pas comme une dévoration.
Qui avez-vous le plus aimé?
Les deux femmes à qui j'ai été marié, mes filles. Et, désormais, mes cinq petits enfants. L’une de mes deux filles est décédée, il n’y a pas si longtemps. Ce qui m'a plongé dans un terrible désarroi. Il n'y a rien de tel que l'amour — sans ambiguité, évidemment — entre un père et sa fille.
Si c’était à refaire, vous referiez tout pareil?
Oui. Les erreurs y compris. Parfois, les erreurs vous grandissent.
Parlez-moi de votre plus grosse erreur.
Il hésite un moment. Je pense que ma plus grosse erreur, c'est de m’être trompé dans la confiance que j’ai accordée à quelques personnes. Et, peut-être, pour revenir à mon thème récurrent et obsessionnel, de ne pas avoir su dire l’amour autant que je l’aurais voulu. L’amour peut envelopper, mais aussi étreindre ou étouffer. Il faut savoir aimer sans étouffer. Et c’est très difficile.
Avez-vous un message, pour toutes les femmes que vous avez aimées?
J’espère que j’ai su le leur dire, que je les aimais. Je pense que l’amour est dans la parole. Il ne naît pas dans la parole, mais il se prolonge par la parole. Un amour qu’on ne dit pas est un amour qui tarit. Et donc, aux femmes que j’ai aimées, qui ne sont pas innombrables, je leur dirais aujourd'hui: pardonne-moi de ne pas avoir été à la hauteur de ce que tu étais. Je serais dans l’humilité.
Vous aimez plaider autant que vous aimez les femmes?
Il est vrai que j'aime plaider, mais j'aime surtout la parole. Le monde dans lequel je suis né était encore un monde d'oralité, et pas d'images. Et puis, pour les femmes, je dirais plutôt que je les aime autant que j'aime la littérature. Car elles sont l'incarnation même de la littérature — elles sont un récit. Aimer une femme, c'est forcément avoir le goût de la littérature.
Si on revient un peu à la réalité, quel procès vous a le plus marqué, à travers votre carrière?
Compte tenu de l'âge que j'ai — je vais avoir 79 ans — on peut dire que je suis vraiment au crépuscule de ma vie. Le crépuscule éclaire-t-il, à défaut de réchauffer (ndlr: les souvenirs)? Je dirais que chaque procès que j’ai plaidé était mon procès préféré, sur le moment. Après, pour ce qui m’a le plus hissé, je dirais les procès que j’ai plaidés en partie civile pour des enlèvements: celui de Joséphine Dard, ou celui de Graziella Ortiz. Vous savez, j’ai eu une vie d’avocat caressé par la chance. J’ai dû ouvrir au moins 10’000 dossiers. Je n’ai pas le souvenir de tous ces dossiers: mais je sais que, à chaque fois que j’en ouvrais un, l’idée de porter sur mes épaules le désarroi de l’autre, l’idée d’aider l’autre à vivre m’a toujours paru essentielle.
Faire du droit, plaider pour autrui, c'est un peu vivre constamment dans la vie de quelqu'un d’autre...
Le droit est en effet comparable à la littérature — mais sans la grâce. C'est une construction de l’esprit très utile, car elle peut s’appliquer à mille choses. L'acte de plaider, c’est tenter de passer de l'aridité du droit à de la poésie.
Quel est le personnage le plus sulfureux que vous ayez défendu?
Je pense que c’est le grand financier italien Licio Gelli, de la loge maçonnique P2 (ndlr: que l’on soupçonne d’avoir participé à l’organisation de l’attentat de Bologne de 1980, durant les «années de plomb» de l’Italie).
Vous pouvez m’en dire plus?
Il s’allume une cigarette, sourire en coin. Cette affaire m’avait beaucoup diverti, il y a environ quarante ans. C'était très amusant! Cet homme, Licio Gelli, donnait vraiment l’illusion de détenir tous les pouvoirs. En réalité, il n’en détenait aucun. Mais il entretenait si bien l’illusion! Il était ce qu’on appelle, en italien, un millantatore (ndlr: un frimeur). Un jour, j’étais en vacances en Italie, et l’hôtel que je voulais réserver n’avait plus de places. Alors j’ai appelé Gelli, qui était déjà mon client, et je lui ai dit: «Toi qui détiens tous les pouvoirs, est-ce que tu peux me trouver une place dans cet hôtel?» Quelques minutes plus tard, j’avais toutes les suites de l’établissement à ma disposition. Pendant que je séjournais là-bas, il est venu me rendre visite.
N’était-il pas, à ce moment-là, l’homme le plus recherché d’Italie?
Si! Et il est tout de même venu me visiter, précédé de deux voitures de police avec des gyrophares... Il s’est assis à ma table. Je me souviens que je riais tant, d’être assis là, avec l’homme le plus recherché du pays. Il riait aussi. Un jour, bien plus tard, je lui ai expliqué qu’il fallait qu’il revienne en Suisse, pour ensuite être extradé — avec la protection qu’offrait une extradition dans ce contexte-là. Tout le problème était de savoir comment faire, pour ne pas se faire arrêter en chemin, puisqu’il était recherché.
Comment vous avez fait, alors?
Son avocat italien m’a d'abord fait venir à Rome. Rendez-vous dans un bistrot quelconque. Gelli était là, il n’était pas grimé, il ne se dissimulait même pas le visage. Une fois de plus, il riait. Et moi aussi. Ce soir-là, nous avons organisé son voyage en Suisse en catimini. Je ne vous raconte même pas l’itinéraire. Mais ç'a fonctionné. (Ndlr: L’homme fut en effet d’abord jugé en Suisse. Le Tribunal fédéral a considéré les accusations d’implication de Gelli dans l’attentat de Bologne comme étant des «poursuites politiques», empêchant ainsi la justice italienne de le juger pour ces faits après son extradition en Italie.)
C’est à mon tour de rire — une pointe de nervosité dans la voix. «Vous avez un joli sourire», me lance soudainement Me Bonnant. «Est-ce qu’on peut encore dire ça à une femme, qu’elle a un beau sourire, sans se faire immédiatement ficher avec un hashtag #MeToo?». Je rétorque que je ne vais pas lui en tenir rigueur. Connaissant le personnage, ses manières Vieille France, il aurait été puéril de s’offusquer.
La provoc’, c’est un de vos fonds de commerce? J’ai l’impression que vos sorties les plus polémiques étaient, parfois, très calculées.
Non, je n’ai pas de fond de commerce. Mais si par provoquer vous entendez faire naître quelque chose — c’est l'une des étymologies du mot — alors j’ai en effet souvent essayé de faire naître une pensée chez autrui. Être provocateur, c’est être maïeuticien.
On dit que vous êtes, en réalité, moins traditionaliste et réactionnaire que ce que vous voulez bien faire croire dans les médias. C’est vrai?
Je vous l’ai dit: je suis un homme d’un autre temps. D’un temps aujourd’hui révolu. Et je suis extrêmement de droite. Mais cela ne signifie pas que je suis d’extrême droite, en effet.
La droite, ce n’est plus ce que c'était, de votre temps?
Être à droite, à l’époque, c’était croire au passé. C'était trouver que le présent manquait de passé, et qu’il déshéritait par conséquent l’avenir. C'était penser que le progressisme est une débâcle de l’esprit, et que le féminisme est la mort des femmes. Aujourd’hui, le présent manque vraiment de passé. Nous avons toute une nouvelle génération d’incultes, d’idiots digitaux. L’avenir ne sera pas faste.
Vous n’avez pas la réputation de défendre les causes sociétales progressistes, en effet. Pourtant, de nos jours, même au sein de la droite dure, «féminisme» n'est plus vraiment un gros mot. En quoi est-ce que le féminisme, c’est la mort des femmes, pour vous?
Lorsque les femmes ont voulu devenir des hommes comme les autres, elles se sont abaissées. Appauvries. Or, nous, les hommes, placions la femme au plus haut. Je crois en l’éternel féminin. Les femmes sont plus intelligentes, plus sensibles que les hommes. Plus courageuses, aussi. Plus vastes. Assurément supérieures. Elles sont un infini, dans l’imaginaire masculin: ces rives que l’on aborde, où l’on échoue.
Pour vous, les féministes sont juste des femmes qui voudraient être des hommes?
Oui, elles se sont mises dans l’imitation, dans le psittacisme de l’homme. C’est tellement dommage. Car là où l’imaginaire masculin plaçait les femmes, auparavant, était de l’ordre de l’infini. En devenant trop réelles, en voulant devenir la pauvreté que nous sommes — nous les hommes — elles s’appauvrissent. Les femmes ne savent plus aimer. Elles ne savent plus ce qu’est le dévouement: elles sont dans une dynamique de rivalité avec les hommes. Ce qui me met en fureur — si je pouvais être en fureur. Mais je n’ai plus les ressources de la colère, aujourd’hui.
Féminisme, luttes des minorités, conscience climatique… La Suisse a bien changé, depuis votre jeunesse. Vous reconnaissez encore ce pays?
La Suisse a changé, mais moins que la France. Toute l’Afrique est en train de se déverser sur nos voisins français. L’islam est en train de gagner toutes les batailles. En réalité, nous sommes déjà une civilisation morte. Or, en général, les civilisations se meurent par leurs vices. La nôtre est morte par ses vertus: la tolérance, l’accueil, la différence que l’on ne veut plus combattre. Oui, notre civilisation judéo-chrétienne, gréco-romaine est morte. Et c’était notre force, notre identité.
Voilà des prévisions plutôt sombres...
Vae victis, malheur au vaincu!
C’est donc un monde à la lisière d’une guerre civilisationnelle, que vous pensez laisser à vos enfants et à vos petits-enfants?
Et c’est une guerre déjà perdue. Heureusement, la Suisse est un pays de passions calmes. Elle vit les choses avec moins d’intensité que le reste du monde. Avec plus de raison, peut-être. Elle attend que le vent se lève, et qu’il s’agisse de vivre. Nous ne sommes pas un peuple révolutionnaire.
Zoomons encore un peu plus, et revenons à la Cité de Calvin. Genève aussi, c’était mieux avant?
Oui. Tout était mieux avant, en chaque circonstance.
N’est-ce pas simplement que vous étiez jeune, «avant»?
(Rires) peut-être.
Imaginez que je vous donne, là maintenant, les clefs de Genève. Vous avez tous les pouvoirs sur la Cité. Que feriez-vous?
Je ferais de Genève une monarchie.
Une monarchie constitutionnelle?
Non, même pas. J’ordonnerais que l’on croie en Dieu, en chassant les infidèles. Je ferais un sort que les femmes redeviennent des femmes — notre horizon indépassable.
Vous-même, est-ce que vous croyez en Dieu?
Non. Mais, paraît-il, être athée est encore une manière d’y croire. Puisqu’un athée nie l’existence de Dieu, et qu’on ne peut pas nier ce qui n’existe pas, c’est qu’il y croit d’une manière ou d’une autre. Souvent, je me dis que Dieu est une hypothèse heureuse. Ça dépend de ce que cette hypothèse fait aux hommes: si ça les hisse, les exhausse, alors pourquoi ne pas croire en une erreur qui vous fait du bien?
Est-ce que l'idée de la mort vous effraie?
Je me rapproche de la mort avec une réelle sérénité. Je lis Sénèque et Épicure, et puis je prends des calmants. Mais je ne crois pas plus en Dieu qu’avant pour autant. Je crois en sa nécessité, mais pas en son existence.
C’est finalement au tour du photographe, Gabriel Monnet — que j’ai parfois entendu ricaner doucement, derrière mon dos, en nous entendant parler — de tenter de saisir et d’esquisser Me Bonnant. En images, cette fois. Pendant ce temps, j’ai le droit de toucher les volumes de l’Encyclopédie de Diderot et D'Alembert, qui trônent, en édition originale (!), sur une large étagère (photo ci-dessus).
À peine les clic-clacs de l’appareil photo s’arrêtent qu’apparaît la femme de Marc Bonnant. Elle a l’air un peu plus jeune, mais ils pourraient avoir le même âge. C’est sa seconde épouse. Nous lui serrons la main, avant de prendre l’ascenseur en compagnie du maître des lieux, qui nous escorte jusqu'à la sortie.
Maître Bonnant nous salue chaleureusement, puis nous rend au monde réel — celui de 2023. Dehors, la banale rue de Champel où se loge l’étude paraît, d’un coup, presque irréelle. Tant nous sommes encore embaumés d’effluves antiques, d’idées datant des Lumières, de références au siècle passé… Nous attendons la calèche No3, direction Gare Cornavin. Un vent léger se lève. Il faut tenter de vivre?