Interview en duo sur le Röstigraben
«Si l'on ne connaît pas la Suisse romande, on ne connaît pas la Suisse»

A l'occasion du lancement de Blick en Suisse romande, Karin Keller-Sutter et Alain Berset ont réfléchi avec nous sur le Röstigraben et les particularités de notre pays. Et si, au final, nous n’étions pas si différents les uns des autres?
Publié: 01.06.2021 à 13:27 heures
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Dernière mise à jour: 01.06.2021 à 13:48 heures
Michel Jeanneret et Christian Dorer

Qu’est-ce qui nous rassemble? Qu’est-ce qui nous distingue? La relation entre Romands et Alémaniques est un sujet de discussion sans fin. La conseillère fédérale saint-galloise Karin Keller-Sutter et son collègue de gouvernement fribourgeois Alain Berset se sont invités dans ce débat passionnant, entre anecdotes personnelles et réflexion profonde sur les mérites de la diversité culturelle de notre pays. On y a aussi évoqué l’Histoire, qui aurait pu faire de nous des Français et des Allemands. Nous avons retrouvé nos deux interlocuteurs à Berne, dans l'ancien dépôt de tramways situé à côté de la fosse aux ours. On entre sans plus attendre dans le vif du sujet.

Madame la conseillère fédérale, quelle est la plus belle chose que vous ayez découverte de l'autre côté du Röstigraben?

Karin Keller-Sutter: Notre pays! Si vous ne connaissez pas la Suisse romande et le Tessin, vous ne connaissez pas la Suisse. A Neuchâtel, où j’ai vécu pendant l’adolescence, je me sens chez moi. Je suis touchée chaque fois que j'y retourne. J’y ai tant de souvenirs! Je connais chaque recoin de cette ville.

Avez-vous eu un choc culturel, à l’époque?

KKS: A 15 ans, on n’est pas si facilement choqué (rires). A Neuchâtel, j'ai joui d'une grande liberté pour la première fois de ma vie, sans mes parents. J’ai fréquenté le Lycée Jean-Piaget et j'ai vécu avec cinq autres jeunes filles au domicile d'une veuve. Guy, un jeune homme de Colombier, a été mon premier petit copain, un vrai Romand! C’était peu après le choc pétrolier et en pleine crise horlogère, donc les temps étaient durs: le père de Guy, un ingénieur, était au chômage. Sa mère, elle, travaillait comme secrétaire. Les parents de beaucoup de mes camarades de classe étaient au chômage. Cela m’a beaucoup marquée.

Karin Keller-Sutter: «A 15 ans, on n’est pas si facilement choqué!»
Photo: Philippe Rossier

Et vous Monsieur le conseiller fédéral, quels souvenirs de jeunesse avez-vous de l'autre partie du pays?

Alain Berset: Je dois avouer qu'en dehors de ma région, je connaissais surtout les stades d'athlétisme. Grâce à la course à pied, j'ai fait le tour de la Suisse, mais cela m'a rarement permis de visiter véritablement ces endroits. J’ai plutôt mal parlé l'allemand pendant longtemps. A l'école, c'était une de mes pires matières, j’avais souvent des notes en dessous de 4...

Quand avez-vous appris l'allemand correctement?

AB: J’ai attendu la trentaine. J'ai alors passé un an à Hambourg. Après cela, j'ai réalisé que l'on pouvait communiquer partout en bon allemand, mais que cela ne suffisait pas pour appréhender la diversité et la complexité de la Suisse dans toute sa profondeur. Pour cela, il faut comprendre les dialectes. Ils sont comme un trésor auquel il est difficile d’avoir accès en tant que Romand.

Où voyez-vous des différences entre la Suisse romande et alémanique ?

AB: Les Suisses orientaux parlent de manière très directe.

KKS: Merci, je le prends comme un compliment!

AB: Mais il y a aussi des différences au sein même de la Suisse romande. Pas exactement des dialectes différents, mais des accents différents et surtout des traditions différentes. A Fribourg, la Saint-Nicolas et le carnaval sont très importants. A Genève, c'est l'Escalade. Et on y trouve bien sûr des mentalités différentes. On a tous des points d’ancrage différents qui, quand on les réunit, font la richesse de la Suisse.

KKS: Alain Berset a raison: la diversité de la Suisse est sous-estimée. J'ai dû expliquer très souvent que la Suisse orientale, ce n'est pas simplement la Suisse alémanique. Les Saint-Gallois, par exemple, ont une image d'eux-mêmes différente de celle des Bernois. En tant que membre du gouvernement cantonal, j'ai appris à bien connaître la Suisse, car les gouvernements cantonaux se rendent traditionnellement visite les uns aux autres.

Les Alémaniques sont conservateurs et sérieux, les Romands progressistes et laxistes. Ces clichés sont-ils vrais ?

AB: Certains clichés sont peut-être vrais, mais on en joue aussi beaucoup. Lors d'une conférence de presse au sujet du coronavirus, le président Guy Parmelin et moi-même avons un jour été interrogés sur ce que nous ferions après l'ouverture des terrasses des restaurants. J'ai dit que je m'offrirais une bière et Guy Parmelin un verre de vin blanc (rires). Et puis il y a aussi les clichés totalement infondés, comme celui qui voudrait que la Suisse romande soit économiquement arriérée. C'est totalement faux: la région lémanique par exemple est incroyablement forte et innovante. En même temps, quand on entend que les Suisses allemands sont conservateurs, il suffit de voir la Street Parade pour se convaincre du contraire.

Connaissez-vous les origines du Röstigraben?

KKS: J'en ai entendu parler...

AB: ...peut-être une origine linguistique ?

L'expression remonterait à la Première Guerre mondiale, lorsque le pays était divisé. Tandis que les uns sympathisaient avec les Français, les autres le faisaient avec les Allemands.

AB: En 1914, Carl Spitteler a prononcé «Notre point de vue suisse», un discours devenu célèbre, il a marqué les esprits. Il considérait que la cohésion nationale était en danger, car il existait en Suisse romande et en Suisse alémanique des forces importantes qui sympathisaient avec les puissances belligérantes, respectivement la France et l'Allemagne. D'où son appel pour que nous restions des «frères». Spitteler en était convaincu: nous devions cultiver notre diversité linguistique et culturelle, ainsi que les institutions qui nous unissent. Ce discours est toujours d'actualité.

KKS: Pendant la Seconde Guerre mondiale, mon père était en service actif dans le Jura. Au début, il n'a pas trouvé ça drôle, car les Romands désignaient les Suisses alémaniques par le terme «boches». Cela a changé avec le temps, et des liens d’amitié se sont créés. La chanson préférée de mon père est même devenue «la Gilberte de Courgenay». La politique de l'époque exigeait que les jeunes hommes alémaniques fassent l'école de recrues en Suisse romande et vice versa. Cela a beaucoup aidé à créer une compréhension mutuelle. Ma mère, quant à elle, était fille au pair à Lausanne après la guerre. L'attitude ouverte de mes parents envers la Suisse romande m'a également influencée.

Serait-il nécessaire de créer aujourd'hui des instruments pour que davantage de personnes connaissent l'autre partie du pays?

AB: Ce n'est pas si facile, parce que les jeunes veulent aller le plus loin possible et pas juste à l'autre bout du pays. Nous encourageons toutefois les échanges linguistiques dans les écoles, et cela fonctionne plutôt bien. L’objectif est de donner une part prépondérante aux échanges dans les cursus, qu’ils soient académiques ou professionnels. Au final, chaque jeune, durant son parcours, devrait pouvoir faire au moins un échange linguistique.

KKS: Le coronavirus a aidé à cet égard. L'été dernier, alors que je me promenais à Saint-Gall, on s'est soudain adressé à moi en français, avec un «Bonjour, madame la conseillère». De nombreux Romands ont passé leurs vacances d'été en Suisse alémanique pour la première fois, et les Suisses alémaniques en Suisse romande et au Tessin.

Mais on a aussi beaucoup parlé du «Coronagraben»...

KKS: Ca n’était pas complètement infondé. Au début de la pandémie, la sensibilisation au problème était plus importante à Genève et au Tessin, car ces cantons étaient les plus touchés. J'ai également trouvé intéressant qu'à Berne, les masques soient portés de manière beaucoup plus systématique que dans ma ville de Wil.

AB: En Suisse, nous avons tendance à chercher des «Graben», des fossés, un peu partout. Bien sûr, il y a parfois un Röstigraben ou un fossé villes-campagnes. Mais lorsque nous parlons de la Suisse à l'étranger, nous sommes fiers de notre diversité, de nos quatre langues, des 26 cantons, du fait que quatre partis soient représentés au gouvernement. Nous ne sommes pas italiens, ni allemands ni français - nous sommes suisses. Nous avons peut-être beaucoup de différences entre nous, mais les choses qui nous unissent sont toujours plus fortes que celles qui nous divisent.

Photo: Philippe Rossier

À l'étranger, les gens sont fiers, mais en Suisse, ils râlent les uns sur les autres.

KKS: Peut-être. Mais au final, notre système complexe est un enrichissement. Il permet également d'obtenir de meilleurs résultats, car les décisions reposent sur une base plus large. Il est vrai qu'il est compliqué de forger des alliances au-delà des frontières linguistiques et des partis, mais une fois une décision prise, elle est solide. Avec des gouvernements majoritaires, comme en Allemagne ou en France, les erreurs sont plus nombreuses car les lois sont adoptées à la hâte. Et lorsque le gouvernement change, tout est à nouveau modifié. Notre système est un peu lent, mais il nous évite de faire de grosses erreurs.

Mais c'est aussi plus compliqué, plus cher, plus lourd et moins efficace!

KKS: Au contraire. Un résultat solidement étayé est plus efficace. Cette stabilité est peut-être ennuyeuse, mais elle a du bon.

AB: Je peux vous donner un exemple venu d’Allemagne. Lorsque j'ai rencontré mon homologue en 2013, elle m'a expliqué que leur réforme du système de retraite serait ficelée en une demi-année. On s’est revu un an plus tard. Et là, elle a dû reconnaitre que leur réforme ne fonctionnait pas aussi bien qu’espéré. Plusieurs aspects devaient déjà être révisés. Dans notre pays, certes le même processus prend six ans, mais le résultat est plus solide. A condition bien sûr — surtout si on l’on parle des retraites — qu’il survive au processus démocratique, référendum compris.

Malgré tout cela, vous ne croyez pas que la majorité des Alémanique pense que la Suisse romande est insignifiante?

KKS: Non, la Suisse romande est une région économiquement très dynamique et innovante. N’oublions pas que le canton de Genève est un contributeur net dans la péréquation financière nationale. Lorsque j’étais candidate au Conseil fédéral, on m'a demandé lors de l'audition si un conseiller fédéral devait absolument savoir parler le français. Ma réponse a été claire: oui! Aujourd'hui, je serais complètement perdue si je ne savais pas le français. Ne serait-ce que parce que je reçois souvent des documents écrits dans un mélange d’allemand et de français.

Finalement, pourquoi ne nous parlerions-nous pas toutes et tous en anglais?

AB: De telles idées sont très inquiétantes. Nous devons investir dans nos langues et leur compréhension. La langue n'est pas seulement une clé pour communiquer, c’est aussi une porte ouverte sur la richesse de nos cultures. Peut-être sommes nous tous capable de nous exprimer en anglais, mais cette langue n'a rien à voir avec les cultures suisses.

Pourtant, de nombreux cantons enseignent désormais l'anglais en premier dans leurs écoles. La bataille pour les langues nationales n'est-elle pas perdue depuis longtemps?

AB: C'est une erreur d'opposer l'italien ou le français à l'anglais. Apprendre l'anglais dans le but de communiquer entre nous? Nous devrions vraiment l’éviter!

KKS: Lorsque j’étais conseillère aux Etats, j'ai toujours défendu le français. Le compromis trouvé était que seul comptait le niveau de langue atteint au terme de la scolarité et non à quel moment débutait l’apprentissage de telle ou telle langue. La langue n'est pas un simple instrument. Il s'agit plutôt d'une façon de penser et de vivre. Il ne suffit pas de savoir acheter un billet de train en français à Genève. Nous devons comprendre comment pense la Suisse romande. C'est la raison pour laquelle les échanges scolaires et l'éducation sont si importants. Mon mari, par exemple, a étudié à Fribourg, dont une partie en français. Il n'était d’ailleurs pas très enthousiaste (rires).

Que se passerait-il s'il y avait deux pays distincts: une Suisse alémanique et une Suisse romande?

KKS: Cela a failli se passer comme ça en 1848. Mais la Suisse a pris conscience de l’importance du moment et s'est organisée au-delà des frontières linguistiques et confessionnelles, créant sa propre constitution en seulement 31 jours de travail. Si cette révolution libérale avait échoué à l'époque en Suisse, les Alémaniques seraient probablement allemands aujourd'hui et les Romands seraient français.

L'Europe est également de nouveau d'actualité. Comment percevez-vous les différences entre Romands et Alémaniques?

AB: Par le passé, les différences étaient parfois frappantes. En 1992, Neuchâtel a par exemple accepté l'adhésion à l'EEE à 80%, tandis que certains cantons alémaniques l'ont rejetée à plus de 70%. La décision récente du Conseil fédéral concernant les négociations avec l'UE sur l'accord-cadre a également suscité des réactions très différentes.

KKS: Dans les éditoriaux des médias romands, on ressentait plus de tristesse qu'en Suisse alémanique. En même temps, j'ai l'impression qu'il y a un certain scepticisme fondamental envers l'UE dans la population de toutes les régions du pays.

Les Romands se sont-ils rapprochés des Alémaniques?

KKS: Le scepticisme à l'égard de l'UE est aujourd’hui encore un peu plus prononcé en Suisse alémanique et au Tessin. Mais les gens sont généralement plus critiques envers les institutions internationales aujourd'hui. L'État-Nation a repris de l'importance, et pas seulement en Suisse.

AB: C’est lié à l'évolution après la guerre froide: aujourd'hui, il n'y a plus simplement deux blocs de puissance et quelques pays neutres. Le monde est devenu plus complexe, avec l’émergence de la Chine et de l'Inde notamment. Les gens se replient sur leur propre pays. En même temps, nous sommes beaucoup plus ouverts sur le monde qu'il y a trente ans. C'est intéressant.

Comment vivez-vous la différence de mentalité au sein du Conseil fédéral avec quatre Suisses alémaniques, deux Romands et un Tessinois?

AB: Les différences sont davantage liées à des questions de personnalité que d'origine, car un conseiller fédéral est fortement intégré dans toutes les régions du pays. Ce qui m'impressionne à chaque fois, c'est la façon très directe et très efficace avec laquelle nous discutons, quelle que soit la langue. D'ailleurs, j'ai pris l'habitude de passer à l'allemand quand je sens que je pourrais devenir trop émotionnel (rires). Je deviens tout de suite beaucoup plus structuré.

De gauche à droite: Christian Dorer, Karin Keller-Sutter, Michel Jeanneret et Alain Berset.
Photo: Philippe Rossier

Et vous, Madame Keller-Sutter, vous parlez français quand ça chauffe?

KKS: Je change de langue quand je veux être sûre que les autres me comprennent (rires).

Comment la Suisse peut-elle renforcer sa cohésion interne?

AB: Nous avons notamment besoin de figures nationales fédératives, comme par exemple Roger Federer. Mais avant tout, nous devons renforcer et entretenir nos institutions.

KKS: Exactement. Le dénigrement des institutions m'inquiète beaucoup. Le débat est une bonne chose, mais s’il vous plaît, avec décence et respect. Quand un conseiller fédéral est traité de dictateur, une conseillère fédérale de menteuse, ou que la démocratie est accusée d'être achetée, cela nuit à notre système. Il faut s’y opposer.

AB: Nous ressentons actuellement le manque de rencontres personnelles, au restaurant, sur la place du village, lors d'une fête fédérale. C'est ce qui fait vivre la Suisse et je souhaite que cela puisse se reproduire le plus rapidement possible. Les médias jouent également un rôle important: ils contribuent à la formation de l'opinion et donc au fonctionnement de la démocratie directe. En Suisse romande, le tissu médiatique est moins dense qu'en Suisse alémanique. Et malheureusement, les réseaux sociaux ne font guère avancer le débat. Ils fonctionnent trop souvent en vase clos, en réunissent des gens qui ne font guère autre chose que de se donner raison.

KKS: Ce que dit Alain Berset est important: la démocratie directe se nourrit du fait que le gouvernement est tangible. Je m’en suis rendu compte à l’occasion des campagnes pour les votations fédérales, en période de coronavirus. La rencontre personnelle fait tout simplement défaut. Notre système ne serait pas viable si nous restions privés de cet échange avec la population à long terme. Nous devons sentir les gens et ils doivent nous sentir!

Que peut faire chaque individu pour renforcer la cohésion interne?

KKS: Il ne faut pas avoir une vision trop romantique de ce que l’on peut faire à l’échelle individuelle. Dans la vie de tous les jours, il s'agit plus d'une coexistence que d'un rassemblement. Un Genevois ne se demande pas ce que cela ferait de vivre à Uri. Mais nous devons prendre soin de ce qui nous unit: nos institutions et la démocratie directe.

AB: Oui! Et s'intéresser à l'autre. Ma recommandation: se rendre spontanément une fois par an dans un canton où l’on n’est jamais allé. Ça en vaut la peine!

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