Le conseiller fédéral Ignazio Cassis a atterri dimanche à Bangkok, un pays particulièrement touché par le Covid, pour le début de son voyage en Asie du Sud-Est. La raison affichée de ce voyage est la célébration de 90 ans de relations diplomatiques avec la Thaïlande. Mais un discours du chef du département des Affaires étrangères, diffusé sur Facebook le 1er août, ainsi que des entretiens avec des Suisses de l'étranger montrent bien quel sera le sujet principal des rencontres: les vaccins suisses pour les Suisses de l'étranger.
Ignazio Cassis arrive dans une métropole en état d'urgence, dans une situation tendue. Dimanche, une marche de protestation d'opposants au gouvernement se déroule devant son hôtel au cœur de Bangkok malgré l'interdiction de se rassembler. La ville semble déserte, commente la délégation stupéfaite de Cassis. Pas étonnant: la plupart des magasins sont fermés, un couvre-feu est imposé à partir de 21 heures et les gens se barricadent chez eux. Mais Ignazio Cassis tient quand même à faire le voyage: «Ces deux dernières années ne s'y prêtaient pas», déclare le conseiller fédéral dans une interview à Blick. «Mais là, une opportunité s'est présentée et devait être saisie. C'est tout à fait possible de se protéger avec des masques, des vaccins et des tests. Vous ne pouvez pas arrêter de vivre à cause du virus.»
Ignazio Cassis prend au sérieux les préoccupations des Suisses de la région, qui parlent de «crise mondiale». Les images de Bangkok font le tour du monde: la population meurt dans les rues. De nombreux retraités suisses vivant en Thaïlande sont effrayés. Et ils ne peuvent rien faire: impossible d'obtenir un rendez-vous pour se faire vacciner dans leur pays d'adoption. Après avoir payé des impôts et une assurance maladie en Suisse toute leur vie, ils espèrent une aide du gouvernement fédéral. Après tout, la Suisse a stocké suffisamment de vaccins, entend-on lors de discussions en Thaïlande, où se trouve la plus grande communauté d'exilés suisses en Asie, soit quelque 15 000 personnes.
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La Suisse n'a pas encore atteint le seuil de sécurité
Mais le conseiller fédéral est très clair, tant dans l'interview qu'il nous a accordée que lors d'une série d'entretiens avec les Suisses de l'étranger: «La quantité de vaccins qui a été commandée est avant tout destinée à la protection intérieure», c'est-à-dire en Suisse. L'objectif déclaré ouvertement du gouvernement est que «toutes les personnes désireuses de se faire vacciner puissent l'être, et que l'immunité de groupe soit atteinte». Or, «nous n'avons pas encore atteint le seuil qui nous assure d'être en sécurité», ajoute tristement Ignazio Cassis.
Actuellement, seule la moitié de la population suisse est entièrement vaccinée. Les premiers centres de vaccination commencent à fermer. En Thaïlande, des gens veulent être vaccinés mais ne le peuvent pas. On voit bien là le problème: à l'inverse, en Suisse, des gens peuvent se faire vacciner mais ne le font pas. «Nous avons suffisamment de vaccins, mais pas assez de personnes qui acceptent se faire vacciner», regrette le conseiller fédéral.
Ignazio Cassis énumère un deuxième problème: la Confédération ne peut juridiquement pas envoyer des doses de vaccin dans le reste du monde. La Suisse est en effet contractuellement tenue d'utiliser uniquement dans son propre pays les vaccins qu'elle achète. «La situation juridique est claire», précise-t-il. «La Suisse violerait son contrat si elle apportait des vaccins en Thaïlande.» Pourquoi de telles règles? Elles s'appliquent avant tout, poursuit-il, pour empêcher un marché noir mondial des vaccins.
Des querelles juridiques
Mais Laurent Wehrli, membre du comité de l'Organisation des Suisses de l'étranger et conseiller national PLR, remet en question ces exigences légales: «Les Suisses de l'étranger pourraient se faire vacciner à l'ambassade», affirme-t-il à Blick. «L'ambassade de Suisse est un territoire suisse. Ce serait une interprétation juridique correcte.» Les vaccins non utilisés ont une date de péremption, rappelle-t-il, ce qui est un grand problème. Le Vaudois en est donc convaincu: «Si nous avons un problème, nous pouvons toujours trouver une solution.»
Le conseiller national est conscient que la population suisse n'est guère favorable à une vaccination des Suisses de l'étranger. «Les commentaires des rapports en ligne sont clairs», admet-il. «Politiquement, cette question n'est pas populaire. Mais nous ne devons pas faire de politique populiste, nous devons faire ce qui est important.» Et si la Suisse peut donner ses quatre millions de doses Astrazeneca commandées et non utilisées à Covax, alors «nous pouvons aussi donner 10'000 doses de vaccins aux pays qui en ont vraiment besoin».
Mais Ignazio Cassis précise que 90% des quelque 800'000 Suisses de l'étranger n'auraient aucun problème pour se faire vacciner dans leur pays d'accueil. «Nous rencontrons des difficultés pour les 10% restant de ces 800'000 personnes: c'est le cas de la Thaïlande en ce moment. Ce pays s'est fixé un objectif ambitieux de zéro infection. Lors d'une pandémie mondiale, ce dernier est presque impossible à atteindre.»
«Pour l'instant, ce n'est pas possible»
Mais Ignazio Cassis ne compte pas classer la question de la vaccination des Suisses de l'étranger. Il a déclaré que le gouvernement suisse «examinerait à nouveau toute cette affaire». Il ne peut cependant pas donner une date butoir: «Si la Confédération conclut qu'il faut changer la situation actuelle, alors les juristes se mettront au travail et reverront les traités.»
Or, «pour l'instant, ce n'est pas possible», admet le conseiller fédéral. «Nous rouvrirons probablement ce dossier après la pause estivale, en collaboration avec le département du conseiller fédéral Alain Berset.»
L'ambassade de Suisse organise des rendez-vous de vaccination locaux
Ignazio Cassis ne veut pas non plus entendre parler des acccusations de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) selon lesquelles les pays riches amassent les vaccins alors que les pays pauvres se retrouvent les mains vides: «La Suisse n'a pas mauvaise conscience, nous avons déjà beaucoup fait.» Au total, précise-t-il, 700 millions de francs suisses ont été donnés en aide humanitaire contre le Covid-19, notamment à des initiatives mondiales de vaccination pour les pays les plus pauvres, ainsi que quatre millions de doses de vaccin Astrazeneca à l'initiative Covax. La Thaïlande a quant à elle reçu 26 tonnes de matériel de secours, dont plus d'un million de tests antigéniques et 100 ventilateurs de soins intensifs. «Si nous ne combattons pas la pandémie dans le monde entier, nous ne serons pas non plus à l'abri en Suisse», explique le ministre des Affaires étrangères.
Le conseiller fédéral est convaincu que la situation difficile dans les pays gravement touchés s'améliorera avec le temps. Il y a quelques mois encore, les vaccins faisaient défaut en Suisse, rappelle-t-il.
Pendant ce temps, la représentation suisse à Bangkok fait tout son possible pour ses concitoyens. Sous l'égide de l'ambassadrice Helene Budliger Artieda, près de 900 rendez-vous ont été organisés pour une injection de vaccins localement produits par Astrazeneca. Ils sont destinés aux Suisses de l'étranger âgés et présentant un profil à risque. Jusqu'à présent, environ 300 Suisses en ont profité.
La Suisse observe la Thaïlande «avec inquiétude»
Ignazio Cassis assure qu'il va «discuter très clairement avec le ministre thaïlandais de la santé, Anutin Charnvirakul, et veiller à ce que la Thaïlande vaccine également les étrangers». «Après tout, nous vaccinons biens les étrangers chez nous», rappelle-t-il. De manière générale, il évoquera «également les aspects désagréables dans le dialogue politique avec le Premier ministre Prayuth Chan-ocha». Le conseiller fédéral ne s'en cache pas: la Suisse observe la situation politique en Thaïlande «avec inquiétude».
Le gouvernement de la Thaïlande, mis en place par un coup d'état de la junte militaire en 2014, a largement suspendu les processus démocratiques. Les oppositions au sein du peuple s'accroissent. Sous une pression provenant de tous les côtés, le gouvernement a même criminalisé la critique de sa gestion de la crise du coronavirus. Ceux qui diffuseraient des «fake news» risquent jusqu'à cinq ans de prison.
Pendant ce temps, les appels à la démission se font plus pressants. L'éminent politologue Thitinan Pongsudhirak vient de publier un éditorial dans le «Bangkok Post», affirmant que le Premier ministre Prayuth avait conduit le pays dans une situation catastrophique: «Plus le régime dirigé par Prayuth persistera, plus le peuple souffrira.»
La diversité caractérise la Suisse
Ignazio Cassis ne veut cependant pas donner de conseils au gouvernement thaïlandais sur leur manière de gérer les problèmes résultant de la pandémie. Les pays sont trop différents, explique-t-il. Le système fédéraliste de la Suisse s'est avéré «proche des gens» dans la gestion de la crise. En revanche, la numérisation de la Suisse, pays pourtant riche, s'est révélée très perfectible, admet-il.
Il ajoute enfin avoir été impressionné par la diversité de la Suisse: «Nous avons vu comment les différentes régions linguistiques et culturelles réagissent différemment à la peur, à l'amour et à la proximité des gens. Et c'est ça, la Suisse: cette diversité qui nous caractérise si bien.»