La révolution au Sri Lanka, cas d'école?
«Lorsque les citadins appauvris se révoltent, tout peut exploser»

L'ancien Premier ministre du Bénin Lionel Zinzou est un fin connaisseur des pays émergents. En marge des Rencontres économiques annuelles d'Aix en Provence, il nous avoue redouter d'autres explosions politiques similaires à celle survenue au Sri Lanka.
Publié: 10.07.2022 à 14:28 heures
|
Dernière mise à jour: 10.07.2022 à 14:52 heures
Les manifestations qui ont dégénéré au Sri Lanka préfigurent-elles d'autres révolutions populaires, sous la pression des contraintes économiques et de l'endettement massif de certains pays ? La réponse est malheureusement oui.
Photo: keystone-sda.ch
Blick_Richard_Werly.png
Richard WerlyJournaliste Blick

Va-t-on assister, dans les semaines et les mois à venir, à d’autres révolutions populaires comme celle qui vient d’avoir lieu au Sri Lanka, où les manifestants ont pris d’assaut la résidence officielle du président Gotabaya Rajapaksa, qui a finalement présenté samedi 9 juillet sa démission?

Ce qui se passe à Colombo, capitale d’un pays ruiné par la corruption du clan au pouvoir, la dette contractée auprès de la Chine et la crise énergétique actuelle, peut-il se répéter plus près du continent européen, en particulier en Afrique? Oui, le danger existe affirme le financier Lionel Zinsou, 67 ans, ancien Premier ministre du Bénin et conseiller de plusieurs gouvernements de pays émergents.

Blick: Le Sri Lanka parait très loin. L’explosion politique de ce pays insulaire, où la diplomatie suisse a toujours joué un rôle important, doit-elle néanmoins nous interpeller?
Lionel Zinsou: Ce qui se passe au Sri Lanka peut se répéter. Cette révolution populaire nous concerne et ne doit surtout pas nous laisser indifférent. Le cas du Sri Lanka est particulier, car ce pays était pris depuis plusieurs années dans un étau infernal, entre la corruption massive du clan Rajapaksa au pouvoir, son endettement vis-à-vis de la Chine qui n’a pas hésité à faire saisir le port de Colombo pour se rembourser, et son extrême dépendance énergétique. Mais regardons les choses en face. La foule qui a pris d’assaut le palais présidentiel, à Colombo, est composée de Sri Lankais des quartiers urbains, appauvris par la crise. Ce ne sont pas les paysans ou les ruraux qui ont renversé la dynastie Rajapaksa. Ce sont des gens qui habitaient et travaillaient au plus à quelques kilomètres du palais présidentiel. Lorsque cette classe-là, composée de citadins appauvris et en colère, décide de se révolter, tout peut exploser. L’analogie vaut pour de nombreux pays.

Vous insistez toutefois sur ce fait: le Sri Lanka est un pays à part, pris dans un engrenage…
Le Sri Lanka, en tant que tel, est un tragique cas d’école. Un pays entièrement dépendant des importations énergétiques, au moment où les prix des hydrocarbures flambent en raison de la guerre en Ukraine. Un pays où un clan politique s’est arrogé tous les pouvoirs et a multiplié les actes de brutalité. Un pays où la Chine, première créancière de l’ex clan au pouvoir, s’est permis de saisir une infrastructure nationale comme le port de Colombo, ce que les autorités de Pékin n’avaient jamais fait nulle part! Oui, l’engrenage sri-lankais était fatal. Mais je m’intéresse surtout à d’autres causes de ce chaos. Le défaut de paiement du Sri Lanka envers la Chine est un cas que l’on peut retrouver sous d’autres latitudes. La paupérisation brutale d’une population urbaine qui ne bénéficie en rien, par exemple, de l’augmentation des prix agricoles. L’écroulement d’un système politique fragilisé par la crise. Voici au moins trois caractéristiques sri-lankaises que l’on peut retrouver ailleurs dans le monde.

En clair, le chaos ne vient pas des classes populaires ou rurales. Ce sont les villes qui nourrissent les révoltes et les révolutions…
Dans le contexte actuel de crises multiples – crise de l’énergie, crise du commerce mondial, crises liées au changement climatique – les couches les plus vulnérables de la population des pays émergents sont les classes urbaines, qui vivaient de la mondialisation, qui dépensent beaucoup d’énergie (climatisation, transports…) et qui peuvent à tout moment marcher vers les lieux de pouvoir pour s’en emparer. Dans le cas du Sri Lanka, le régime autoritaire des Rajapaksa n’était plus en mesure d’assurer le maintien de l’ordre. Or cette question se pose dans d’autres pays, y compris des démocraties comme l’Afrique du sud. Lorsqu’une partie de la population se trouve prise dans l’étau de la crise, il faut des institutions très solides pour résister. Soit avec l’utilisation de la force, comme c’est le cas dans les dictatures. Soit par le dialogue, comme en Afrique du sud où le président Cyril Ramaphosa s’efforce tant bien que mal d’apporter des réponses aux contestations nombreuses. Le pire de la situation mondiale actuelle est la fragilité des démocraties émergentes. Là est le grand danger.

Ce danger, vous le voyez poindre en Afrique, aux portes de l’Europe?
La Tunisie est un pays qui pourrait, si la situation ne s’améliore pas, tomber dans le piège Sri-Lankais. Heureusement, nous n’en sommes pas là et les Tunisiens ont des ressources, pétrole et phosphate, qui pourraient être bien mieux valorisées et rapporter bien plus à la collectivité. Mais attention: la Tunisie est un maillon fragile. Pour le reste de l’Afrique, la situation est différente. Tous les pays exportateurs de matières premières en grande demande du fait de la fermeture du marché russe, comme le nickel, le lithium ou les métaux rares, profitent objectivement du chaos mondial actuel. Idem pour les pays africains qui ont une solide base agricole. Le Mali se porte mieux depuis que le prix du coton s’est envolé. Les populations rurales, majoritaires, reçoivent davantage d’argent en échange de leurs récoltes. Une fois encore, les crises qui menacent sont urbaines. Ce sont les villes qui consomment le plus d’énergie, pas les campagnes. C’est la bourgeoisie urbaine qui a le plus à perdre dans cette crise mondiale.

Vladimir Poutine est désormais considéré, depuis son agression en Ukraine, comme l’ennemi de l’Europe et de l’occident. Pour beaucoup de pays du sud, ce n’est pas le cas. Pourquoi?
Parce que beaucoup de pays du sud s’estiment pris en otage par une mondialisation dictée par les Occidentaux. Ils ont largement tort, comme le montre l’exemple du Sri Lanka, puisque la Chine qui leur prête de l’argent n’hésite pas à faire saisir des infrastructures nationales alors que les Occidentaux, eux, ne l’ont jamais fait! En Zambie, les Chinois ont renoncé in extremis à faire saisir la plus grande mine de cuivre, principale richesse du pays. Mais le sentiment perdure d’une exploitation du sud par l’occident. Pas question, par conséquent, pour les pays émergents, de payer aussi les pots cassés énergétiques et économiques de la guerre en Ukraine. Mieux: certains y voient une opportunité pour leurs exportations. Ce que dit la crise du Sri Lanka, c’est que la boussole des pays émergents est aujourd’hui affolée. Avec tous les risques qui en découlent. Le chaos Sri Lankais nous concerne tous.

Découvrez nos contenus sponsorisés
Vous avez trouvé une erreur? Signalez-la