Partants pour un Premier ministre de 28 ans, président du premier parti politique du pays, entré en politique dès son adolescence, habitué aux anathèmes contre les migrants et sans aucun diplôme des fameuses «grandes écoles» qui ont façonné la France moderne?
Si oui, cela tombe bien, car ce profil est celui de Jordan Bardella, le président du Rassemblement national, désormais prêt à prendre la tête du gouvernement si son parti d’extrême-droite se retrouve en position de conduire une majorité parlementaire. L’intéressé l’a non seulement annoncé à la télévision, mais sa déclaration est, depuis lundi 11 décembre, commentée comme s’il s’agissait d’une étape politique très ordinaire pour ce jeune politicien qui doit tout à sa patronne, l’ancienne candidate à la présidentielle Marine Le Pen.
Moins de trois jours après une altercation à la Guadeloupe entre Jordan Bardella et une journaliste, le fait que ce fils d’une famille d’origine italienne, né dans la banlieue nord de Paris où il a grandi, se soit calmement mis sur les rangs au lendemain du rejet préalable du projet de loi sur l’immigration en dit long sur le climat politique hexagonal.
Il y a quelques années, une telle audace de la part d’un responsable du parti national populiste aurait provoqué une levée de boucliers, ou une avalanche de commentaires, à la fois sur l'extrémisme de Jordan Bardella et sur sa présumée incompétence. Le député européen élu en 2019 au parlement de Strasbourg n’a aucune expérience de poste à responsabilité. Il n’est pas élu local. Il n’a pas été maire. Son parcours universitaire s’est limité à une licence en géographie, sans suite.
Bardella-Borne, aux antipodes
Or voilà que Bardella vise, sans ciller, l’Hôtel Matignon où siège depuis un an la cheffe du gouvernement Élisabeth Borne, qui est son exact contraire. Cette haut fonctionnaire de 62 ans, préfet autrefois proche du parti socialiste, est ingénieure diplômée de l’École polytechnique, l’une des plus prestigieuses de la République. Son CV est une avalanche de positions dans les ministères. Deux France aux antipodes.
Jordan Bardella, évidemment, sait qu’il a jeté un pavé dans la mare politique pour faire avant tout des remous. Au sein de son propre mouvement, fort de 88 députés depuis les législatives de juin 2022, pas mal de cadres préféreraient voir à Matignon Marine Le Pen elle-même.
Aucun sondage ou étude n’accrédite par ailleurs l’idée d’une possible majorité absolue pour le RN à l’Assemblée, en cas de dissolution par Emmanuel Macron. Le plus probable serait que le Rassemblement national, en position de force, constitue une coalition. Mais avec qui? Et dirigée par qui?
Bref, la tentation de Matignon de celui qui s’apprête à mener la liste RN aux européennes du 9 juin 2024 est semée d’embûches, voire irréaliste. Sauf que le pays craque. Le mouvement lepeniste a gagné en crédibilité. Il s'est normalisé. De l'avis général, Marine Le Pen fait très peu de fautes. Le climat social tendu lui profite. La droite traditionnelle, désireuse de durcir la loi sur l’immigration, se rapproche de ses thèses. Alors, pourquoi pas Bardella? En tout cas, plus personne n'en rit.
La carte familiale
Le jeune prodige du RN, très professionnel et médiatique, a en plus une belle carte dans sa main. En couple avec une nièce de Marine Le Pen, il a intégré la famille qui dirige le RN. «C’est très important, car l’on est autant face à un clan que face à un parti politique» nous expliquait en 2022 le politologue Jean-Yves Camus.
S’y ajoute son look. A l’heure où les réseaux sociaux sont rois, Jordan Bardella a un physique de jeune premier, certes facile à caricaturer en putschiste ou en caudillo, mais néanmoins avantageux. «L’image est la clé. Jordan Bardella n’a aucune compétence reconnue, mais il a du caractère et il passe bien devant les caméras» confie un journaliste politique qui travaille (déjà) sur sa biographie.
Sa posture extrême-droitière est moins sociale que celle de Marine Le Pen. Jordan Bardella est plus dans le registre de l’autoritarisme implacable que dans celui de la compassion. C’est un homme d’ordre, qui peut arguer de son origine populaire. Il défend le recours au référendum. Bref, le récit est prêt…
Et ses opposants?
Et ses opposants? Ils sont nombreux. La question de son inexpérience est de suite évoquée. Ses détracteurs lui reconnaissent toutefois son ardeur au travail, et sa ténacité. Qu’importe de toute façon. Ce qui compte, c’est le «buzz».
Et pour Jordan Bardella, jusque-là, le «buzz Matignon» a produit son effet: il accrédite l’idée que cet homme-là est peut-être promis, un jour, pour les sommets d’une République de plus en plus chahutée et déboussolée.