Officiellement, l’inflation en Suisse est tombée à 1,4% en avril, contre 2,1% en avril 2023. Elle est aujourd’hui à un niveau historiquement faible, si on l’observe sur 40 ou 50 ans. Mais offre-t-elle une image réaliste du pouvoir d’achat des Suisses?
Les grands absents de l’indice
En réalité, l’IPC pèche par son silence. Certains éléments qui ont un fort impact sur le coût de la vie sont absents du panier-type de l’inflation, qu’on appelle aussi l’indice des prix à la consommation (IPC), car ils ne sont pas considérés comme des dépenses de consommation. Et pourtant, ce sont des déboursements qui affectent le pouvoir d’achat.
Des primes qui ont bondi de 137%
Comme on le sait, l’indice d’inflation n’inclut pas les primes d’assurance maladie, la dépense qui a le plus augmenté dans le budget des ménages. Entre 1999 et 2023, les primes de base ont connu une hausse vertigineuse de 137%, période durant laquelle l’inflation en Suisse n’a officiellement jamais dépassé 3% et s’est même située en terrain négatif durant 6 ans. La statistique ne reflétait pas l’une des principales factures mensuelles des ménages.
Les primes ont augmenté quatre fois plus que les salaires ces 15 dernières années. Si on ne trouve pas de trace des primes maladie dans le panier-type de l’IPC, on trouve en revanche une catégorie « santé » qui inclut les services médicaux financés par les primes (prestations médicales, dentaires, hospitalières, médicaments, etc). Le contraste peut s’avérer saisissant entre les prix de la santé figurant dans l’IPC, qui ont reculé de 3,7% sur la décennie 2007-2017, et les primes de l’assurance maladie obligatoire, qui ont grimpé de 40% sur la même période. Si on avait inclus les primes dans l’IPC, on aurait obtenu une tout autre tendance pour les prix de la catégorie santé.
Plus de dégâts sur les bas salaires
L’impact de la hausse des primes sur le pouvoir d’achat est d’autant plus fort que le salaire est bas. Sachant que les très hauts salaires ont augmenté beaucoup plus que les bas salaires ces dix dernières années, la différence d’inflation a été plus marquée selon que l’on est riche ou pauvre. Comme on le voit sur ce graphique publié début mai par l’Union syndicale suisse (USS) et l’OFS, les très hauts salaires ont augmenté dix fois plus que les moyens et bas salaires, les 1% les mieux rémunérés affichant une revalorisation propre à éliminer complètement l’effet de l’inflation en général et de la hausse des primes maladie notamment.
En conséquence, dans un contexte de creusement des inégalités, un taux d’inflation moyen ne peut refléter une réalité commune, tant la situation diffère entre riches et pauvres. Surtout pour des éléments fixes comme les primes maladie, l’incidence devient beaucoup plus forte sur les revenus modestes. Par exemple, si l’on avait inclus les primes maladie dans l’indice entre 2008 et 2016, le coût de la vie aurait augmenté de 8,5% pour les plus modestes, de 6,3% pour la classe moyenne inférieure, et de 0% pour les revenus supérieurs.
C’est le calcul qu’avait effectué le député socialiste Samuel Bendahan en 2018 et qu’avait livré le magazine Bilan. L’année dernière, le Matin Dimanche du 24 septembre 2023 publiait un calcul de l’Office fédéral de la statistique (OFS), montrant cette fois l’incidence qu’ont globalement les coûts de la santé, par niveau de revenus.
Si on englobe les primes obligatoires, les complémentaires, et les divers soins et médicaments, la part de la santé dans les dépenses des ménages entre 2015 et 2017 représentait 10,5% du revenu brut, selon l’OFS. Mais cette part monte à 30% pour les personnes âgées à bas revenus, et chute à 5% pour les couples jeunes à hauts revenus. A nouveau, on voit combien la statistique d’inflation moyenne néglige l’impact sur les situations les plus précaires.
La prime maladie en fonction du revenu refusée par la droite
Pour le député Samuel Bendahan, l’idéal serait d’instaurer une prime maladie en fonction du revenu. Il avait déposé en 2018 une motion au Parlement qui exigeait que la Confédération publie régulièrement un indice du pouvoir d’achat des ménages différencié en fonction de leur situation financière. La motion a été refusée par la droite.
En 2025, les coûts de la santé devraient augmenter d'environ 3,2%, selon le comparateur en ligne Comparis, après avoir augmenté de 4,1% en 2023 et 3,6% cette année. Et avec eux, les primes maladie vont encore prendre l’ascenseur. En 2024, elles se sont envolées de 8,7%, et progresseront de 6% en 2025, selon Comparis.
L’argument de l’OFS et la réalité
L’OFS explique ainsi pourquoi un poste de dépenses aussi important que les primes maladie n’est pas pris en compte dans le calcul de l'IPC: «Les primes d’assurance-maladie correspondent à des transferts versés aux assurances par les ménages privés. En cas de dommages, ces versements sont restitués aux ménages en guise de réparation. Ils servent donc uniquement à financer une certaine consommation à venir et ne font pas partie de la consommation privée à proprement parler.»
Pourtant, ces versements ne sont pas restitués aux ménages en totalité ni de manière systématique. Seules les personnes gravement ou chroniquement malades reçoivent plus de remboursements qu’elles ne paient de primes, et même ces personnes ne sont pas nécessairement gagnantes sur toute leur durée de cotisation. D’où les réserves d’une dizaine de milliards entassées aujourd’hui au bilan des compagnies d’assurance maladie.
Pour la vaste majorité des assurés, les primes versées dépassent ce qui leur est remboursé. Et ce décaissement mensuel, dont la charge s’est fortement alourdie, affecte directement le revenu disponible et le pouvoir d’achat de la majorité de la population. Cette situation d’inflation non reconnue se reflète lourdement sur l’augmentation des subsides aux assurances maladie, qui s’observe partout, du canton de Vaud (où 36% de la population en bénéficie), à Genève, en passant par Neuchâtel et le Valais.
Cherté immobilière non reflétée
Autre élément important qui n’est pas inclus dans l’inflation, ce sont les prix des biens immobiliers. En effet, la statistique officielle des prix ne reflète pas l’évolution des prix de l’immobilier en Suisse, mais seulement celle des loyers. Dans l’IPC, l‘évolution des prix des logements occupés par leur propriétaire est en effet représentée par un indice des loyers, qui se base sur la méthode de l’équivalence locative et qui, ces dernières années, n’a nullement rendu compte de la flambée du marché de la propriété.
Un indice suisse des prix de l’immobilier résidentiel est calculé par l’OFS depuis 2017. Il nous informe de la situation sans être inclus dans l’IPC. Le prix d’achat des appartements a augmenté de 40% de 2006 à 2021 et de 50% pour celui des maisons individuelles.
Pondérations théoriques plus que réalistes
Au-delà des éléments non inclus dans l’IPC, les pondérations des différentes catégories de dépenses peuvent aussi mener à une sous-estimation du coût de la vie. En effet, les pondérations (25% pour le logement et l’énergie, 15% pour la santé...) reflètent la situation pour un revenu moyen théorique, mais ne rendent compte des impacts inégaux que ces dépenses peuvent avoir selon le niveau de revenus.
Par exemple, dans le budget d’une personne à bas salaire, le logement (le loyer) peut représenter largement plus de 20%. Les loyers ont d’ailleurs une pondération de 20% dans le panier depuis 20 ans, alors qu’ils ont augmenté deux fois plus que les salaires et pèsent davantage sur les moyens à bas salaires, tandis que l’impact est moindre sur les 10% des plus hauts revenus, qui ont le plus augmenté en Suisse ces 15 dernières années.
En outre, pour les personnes aisées qui sont propriétaires, la charge hypothécaire peut être allégée par la possibilité d’un apport de capital dans un bien immobilier, ce qui réduira la dépense mensuelle pour le logement.
Méthodes de calcul euphémisantes
Enfin, les méthodes de calcul utilisées pour l’IPC tendent à minimiser les effets du renchérissement. L’IPC – comme les taux d’inflation des pays développés en général – ne répercute pas la hausse du prix d’un bien par rapport à lui-même. Pour de nombreuses dépenses de consommation, il privilégie la méthode de substitution: on postule que si un steak se renchérit, le consommateur suisse se reportera sur un autre steak de qualité moindre pour continuer de payer le même prix.
Dès lors, l'indice ne répercutera pas le renchérissement qui a eu lieu. D’autre part, le calcul postule que si un nouveau modèle d'ordinateur, plus cher, remplace votre ancien appareil, mais qu'il a plus de mémoire ou plus de fonctionnalités, alors cet ordinateur n'est pas plus cher car vous avez gagné en qualité (même si vous n’utilisez pas ces fonctionnalités). C’est la méthode hédoniste. En somme, ces méthodologies simulent un panier théorique avec des choix prêtés au consommateur, mais n’aident pas à prendre la pleine mesure de la hausse du coût de la vie, pas plus qu’à identifier les impacts très différenciés des prix par tranche de revenus.
En résumé, l'indice des prix à la consommation suisse, tel qu’il est calculé aujourd’hui, tend à refléter surtout l'inflation telle qu’elle se répercute sur les hauts salaires, mais sous-estime fortement celle subie par les bas salaires. Un IPC calculé pour chaque tranche de revenus aurait une plus grande valeur informative et offrirait une vision réaliste du pouvoir d’achat des différents segments de la population.