Le moment est venu de dire la justice. Ce mercredi 29 juin, dans la salle d’audience spécialement construite à l’intérieur du palais de justice de Paris, sur l’île de la Cité, les quatre magistrats de la Cour d’assises spéciale refermeront le couvercle judiciaire, en première instance, sur l’une des nuits les plus tragiques de l’histoire française et parisienne. Ils auront préalablement délibéré à huis clos pendant deux jours. Aprés avoir entendu ce lundi, les 14 accusés présents dans le box depuis neuf mois.
13 novembre 2015. Cette date reste, pour nous tous, gravée dans nos mémoires. Elle incarne le combat de la République Française laïque contre l'islamisme, mais aussi les problèmes qu'elle rencontre avec les nouvelles générations de musulmans français issus de l'immigration. La blessure qu’elle symbolise ne cicatrisera probablement jamais. Elle demeure, désormais, associée à un visage que seuls les dessins de presse, depuis le début du procès le 8 septembre 2021, peuvent nous retransmettre compte tenu de l’interdiction de diffuser les images des débats, enregistrés et filmés pour l’histoire.
Peine de perpétuité incompressible pour Abdeslam
Ce visage? Celui de Salah Abdeslam, 32 ans, interpellé dans son quartier de Molenbeek à Bruxelles le 18 mars 2016 à l’issue de cinq mois de cavale. Abdeslam est le seul membre des commandos djihadistes à avoir survécu. Et il sera, mercredi, le seul à risquer une peine de perpétuité incompressible qui – si elle est retenue – le condamnera à passer en prison le reste de sa vie.
Pour les 19 autres accusés - dont six sont jugés en leur absence - l’échelonnement et la différenciation des peines est important, preuve de leur rôle très variable dans le déclenchement de cette horreur. De cinq ans de prison pour Ali Oulkadi, l’accusé présumé le moins impliqué, à la perpétuité contre tous ceux dont l’instruction a démontré qu’ils furent complices directs des tueries contre le Stade de France, le Bataclan, et les terrasses de café parisiennes. Bilan: 130 morts et plus de 400 blessés.
Un doute planera sur le box des accusés
Juger, bien sûr. Dans la salle d’audience et les salles de retransmission, tous seront là pour ça: rescapés blessés dans leur chair et à jamais traumatisés, proches des victimes, journalistes, et aussi le public, venu nombreux tout au long de ces mois de procès. Mais à l’heure d’énoncer les peines, un doute continuera de planer sur le box des accusés et chacun devra le garder en tête.
Ce doute, que l’on peut partager ou non, mais qui ne doit pas être écarté, est celui des circonstances. Savaient-ils tous ce qui allait se passer cette nuit-là à Paris? Ont-ils mesuré les conséquences de leurs actes, des armes qu’ils ont fournis, de l’aide logistique qu’ils ont procuré?
Faut-il croire Abdeslam?
Salah Abdeslam personnifie ce doute. D’abord provocateur, l’unique survivant des commandos a fini par demander pardon et par avouer qu’il a, le 13 novembre, renoncé à se faire exploser après avoir vu des gens heureux, normalement affairés à boire et à discuter, sur d’autres terrasses de la capitale française, alors qu'il venait d'abandonner le véhicule dans lequel il avait convoyé les terroristes du stade de France.
Faut-il le croire? La plaidoirie de son avocate, qui s’est achevée vendredi 24 juin, s’est logiquement arc-boutée sur ces faits. Abdeslam n’a pas tué. Il a convoyé des tueurs. Il les a cachés. Il a, avec eux (et avec son frère qui lui se fit exploser), ajusté son gilet d’explosifs. Il a ensuite, dans sa cavale, tiré sur des policiers – ce qui lui a valu, en Belgique, d’être condamné à 20 ans de détention en mai 2018. Reste le doute avec lequel il faut juger: il n’a jamais tué personne directement. Il est, comme l’écrit le quotidien français Le Monde, «le membre défaillant et le seul survivant des commandos qui ont fait 130 morts le 13 novembre 2015».
Ceux qui ont tué sont morts
C’est ce doute qui, paradoxalement, sera cette semaine l’honneur de la justice française. Le pays a été ébranlé par cette tuerie. Mais la France a tenu bon, collectivement. Dans le respect du droit. Me Olivia Ronen, l’avocate du principal accusé de ce procès hors normes, a résumé en quelques phrases ce qui se déroulera mercredi, jour du jugement: «Cette peine inique, la perpétuité incompressible, aurait été requise pour les vrais assassins du Bataclan. Mais force est de constater qu’on ne les a pas et qu’il faut bien punir quelqu’un. On en a un sous la main qui, par une ironie tragique, est précisément devant vous parce qu’il s’est désisté. Alors il faut qu’il prenne pour eux… Le parquet veut le sanctionner non pas en fonction de ce qu’il a fait, mais comme un symbole.»
La formule est juste. Elle vaut, avec toutes les nuances requises, pour l’ensemble des accusés. Ceux qui ont tué sont morts. Ceux-là, convoyés chaque jour depuis des mois dans les fourgons de l’administration pénitentiaire, dispensés ponctuellement d’audience en raison du Covid, nourris de sandwiches par les gendarmes, n’avaient pas les armes à la main sur la scène du Bataclan transformée, le 13 novembre 2015, en charnier par les soldats de l’islamisme aveugle.
La justice et le doute
Un premier procès, celui des complices du massacre de la rédaction de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015 et de l’attentat contre l’Hypercacher le 9 janvier, a démontré le souci des juges français de ne pas commettre d’amalgames, de dire le droit et de nuancer les responsabilités, aussi douloureux que cela puisse être. Tout le monde, alors, s’en était félicité.
Ce mercredi, les quatre magistrats de la Cour d'assises spéciale Française énonceront des peines qui résonneront au delà des frontières. Ils auront à coeur la justice et le doute. Normal. Car l’une et l’autre, dans les pays respectueux de l’État de droit, vont toujours ensemble. Côte à côte. Jusqu’au bout. Meilleure preuve que nos sociétés démocratiques sont vivantes face aux pires idéologies mortifères.