Aucun pays du continent africain n'a une côte aussi longue et peu d'eaux sont aussi poissonneuses que là-bas. Aucun état n'est stratégiquement aussi bien placé que cette nation de la Corne de l'Afrique, où tout navire en route vers l'Europe depuis l'Asie doit passer. La Somalie avait de bonnes cartes en main. Ses plages de rêve auraient pu devenir un aimant pour les touristes européens, sa capitale Mogadiscio un joyau de l'océan Indien. Mais il en a été autrement.
La Somalie est le pays le plus corrompu de la planète. La moitié des 17 millions d'habitants ne survivrait pas sans l'aide de l'étranger. Mogadiscio est considérée comme l'une des villes les plus dangereuses du monde.
Seul Allah peut encore sauver Ayan
En 1960, les colons italiens et britanniques ont pris la poudre d'escampette. La guerre civile, qui a duré des décennies, et des gouvernants criminels ont ensuite détruit le pays petit à petit. La milice terroriste islamiste Al-Shabaab contrôle aujourd'hui de vastes régions du sud du pays. Le nord (Somaliland) veut quant à lui faire sécession. Deux tiers des habitants ne savent ni lire ni écrire. Et chaque année, 700'000 bébés naissent ici, dont un sur dix ne verra pas son cinquième anniversaire.
Ce sera le cas d'Ayan, 3 ans, si elle ne parvient pas à manger ne serait-ce qu'un petit quelque chose. C'est ce que le médecin du centre d'aide d'urgence du camp de réfugiés de Belkhier, au nord de Mogadiscio, tente de faire comprendre à sa maman, pendant qu'Ayan s'accroche de ses doigts frêles à ses vêtements orange.
La fillette pèse 6,5 kilos. Elle n'a plus la force de se tenir debout, de s'asseoir et encore moins de jouer. Elle ne bouge pas. Sa mère Kinsi, âgée de 25 ans, se contente de rejeter les mains que sa fille lui tend vers le visage. «Vous ne me comprenez pas. Cette enfant est malade. Seul Allah peut la sauver», dit-elle.
Kinsi sort en titubant de la hutte en tôle ondulée dans la chaleur de midi. Une odeur de plastique brûlé flotte dans l'air. Des centaines de mères et un seul père avec des enfants affamés se blottissent devant la cabane. Ils espèrent obtenir quelques paquets de nourriture d'urgence et regardent silencieusement à travers le champ poussiéreux. Au loin, un village de tentes. Là, les tissus des presque 10'000 lotissements de fortune flottent dans les airs. Il n'y a rien d'autre que quelques branches recouvertes de lambeaux et de plastique.
«Al Shabaab m'a mise sur la liste des morts»
Au milieu de cette mer de lambeaux colorés, Keyse, 60 ans, coupe des branches pour la cabane qui l'abrite elle et ses quatre petits-enfants. «Je ne voulais pas payer d'impôts à Al Shabaab, raconte-t-elle. Ils m'ont mise sur la liste des morts. Tous mes animaux sont morts de faim. J'ai dû m'enfuir.»
Deux poules passent en se pavanant, brisant l'immobilité environnante. Apathiques, les gens du coin sont allongés dans leurs cavernes de tissu. «J'ai toujours peur, nous dit Keyse. Et toujours rien à manger.» Au moins, elle aura bientôt un toit de fortune au-dessus de sa tête. Cela ne protège certes pas des islamistes ni de la faim, mais cela apaise quelque peu du soleil brûlant.
Une grande partie de la Somalie est devenue inhabitable. Il n'a pas plu correctement depuis six ans. Dans l'arrière-pays, les milices Al-Shabaab coupent les mains des paysans s'ils ne leur donnent pas les trois quarts de leurs maigres récoltes. Le pays importait 90% de ses céréales d'Ukraine et de Russie. Elles ont disparu, supprimées sans être remplacées.
Beaucoup de ceux qui en ont les moyens prennent le dangereux chemin de l'Europe. 2671 Somaliens sont actuellement en cours de procédure d'asile en Suisse, ce qui les place au cinquième rang des statistiques de l'asile dans notre pays. Ceux qui n'ont pas les moyens de payer les passeurs se retrouvent ici dans les camps.
Depuis le début de l'année, 130'000 personnes désespérées ont fui la terreur et la faim aux abords de la capitale en ruine. Ils s'y blottissent désormais comme des animaux assoiffés autour d'un puit d'eau vide, dans la crainte constante des barbares qu'ils ont fui.
Les caisses de dons restent vides
«Des milliers d'enfants vont mourir», déclare Mohamud Hassan, chef de l'organisation Save the Children en Somalie. Certes, le phénomène météorologique El Niño devrait bientôt apporter la pluie. Mais les sols sont trop secs pour absorber l'eau. Les inondations emporteront tout dans l'arrière-pays, sauf les terroristes. «La Somalie est l'un des pays les plus durement touchés par le changement climatique, alors que nous contribuons pour moins de 0,01% aux émissions de CO₂», déclare Mohamud Hassan.
Save the Children soutient un peu plus de quatre millions de personnes en Somalie en leur fournissant le strict nécessaire. C'est un début. Mais cela ne suffit pas. Selon l'ONU, 2,4 milliards de francs seraient nécessaires rien que cette année pour sauver le pays du pire.
Or, les caisses de dons sont vides aux deux tiers. Pour la clinique Weydow, l'un des nombreux services d'urgence de Mogadiscio, c'est la fin. Elle doit fermer ses portes à la fin de l'année. Mais l'activité y est encore intense. Jusqu'à quatre femmes accouchent en même temps, épaule contre épaule, bassin contre bassin, dans une salle de conteneurs violemment éclairée. Toutes, sans exception, sont excisées. Cela provoque des douleurs supplémentaires et souvent des complications. Environ une Somalienne sur 100 meurt en accouchant. Les mères peuvent rester sur place six heures après l'accouchement. Ensuite, elles doivent partir.
Parfois, elles reviennent le lendemain parce qu'elles ne savent tout simplement pas où aller. C'est le cas de Faysa, mère de sept enfants et aveugle. Elle tâtonne pour trouver le petit Ahmed qui dort sous son vêtement taché. Les anniversaires de ses enfants? Elle ne les connaît pas. «Un chaque année, parfois deux dans une année», dit la maman de 34 ans. La contraception est un sujet difficile dans la très musulmane Somalie. La progéniture est considérée comme une bénédiction. Les femmes somaliennes ont en moyenne 6,1 enfants.
Douze fois plus de bébés qu'il y a trois ans
Au Banadir Hospital, l'un des rares hôpitaux publics de la capitale somalienne, 900 bébés naissent chaque mois, soit douze fois plus qu'il y a trois ans. L'hôpital fonctionne à la limite de ses capacités. La moitié des médecins et des infirmières travaillent gratuitement. Le nouveau service pédiatrique de 40 lits ne peut pas être mis en service, car le matériel et le personnel manquent. «Nous devons faire un triage sévère», explique Hafsa Mohamed Hassan, responsable de l'unité de soins intensifs pour enfants malnutris. «Nous acceptons les nouveau-nés qui ne peuvent pas survivre sans oxygène. Tous les autres, nous les renvoyons.»
Chaque mois, 300 enfants atterrissent dans ce service. Des femmes voilées s'agenouillent au chevet de leurs enfants amaigris, le regard vide. Hafsa Mohammed Hassan tente de redonner un peu d'espoir. «La plupart survivent», affirme la jeune médecin. Mais pas tous.
La docteure Hafsa ne sait pas encore si Zakariye va s'en sortir. Le petit garçon d'un an et demi reste immobile dans son lit, enduit d'une pommade grasse pour que sa peau ne se dessèche pas. Seule sa bouche bouge légèrement. Ikran, sa grand-mère, se penche vers lui. Mais elle n'entend rien. «Avant, il rampait. Maintenant, il est juste allongé», soupire-t-elle. Toutes les deux secondes, elle agite sa main pour faire fuir les mouches. Toutes les 30 minutes, elle lui injecte 18 millilitres de lait enrichi par le nez, directement dans l'estomac, via le fin tuyau. Zakariye pèse 4,3 kilos. «Il ne pleure même plus», explique Ikran. Il n'a même pas la force.