Le président de la Namibie, Hage Geingob, était abasourdi: «De quoi parlez-vous? D’exporter des éléphants? Vous voulez dire que nous devons mettre les éléphants dans un avion? Dans un avion? Vous êtes fou?» L’entretien a eu lieu en mars, mais cela n’a servi à rien. Le lendemain, un Boeing 747 s’est envolé vers les Émirats arabes unis (EAU) avec à son bord 22 éléphants dans des containers maritimes. Ils avaient été chargés à Windhoek, la capitale de la Namibie, sous forte sédation afin d'éviter qu’ils ne paniquent durant les 6500km de vol.
On ne sait pas vraiment si le président namibien était au courant lorsqu’il a accordé une interview à un journaliste de la chaîne de télévision Al Jazeera à l'occasion d’une visite au Qatar. Le journaliste avait été prié par Karl Ammann de poser des questions sur le commerce des éléphants. Le défenseur suisse des espèces a lui-même dû rester en arrière-plan pour ne pas compromettre ses recherches. Car Karl Ammann n’est pas n’importe qui. Dans les années 1990, le photographe a mis en lumière le commerce international de viande de singe, et en 2007, le «Time Magazine» l’a inscrit sur la liste des «héros de l’environnement».
Chez lui dans le nord-ouest de la Namibie
Fin septembre, Karl Ammann a révélé le commerce des éléphants sur le site d’information The New Arab. Il l’a fait sous un pseudonyme. Pour Blick, il répond désormais aux questions sous son vrai nom.
Les éléphants qui se sont envolés pour les Émirats devraient être libres d’errer dans la savane. Leur habitat naturel se trouve au nord-ouest de la Namibie, dans la région de Kamanjab. Mais début septembre 2021, les braconniers sont arrivés en hélicoptère et en jeep. Ils ont tiré des flèches tranquillisantes sur ces géants, en ont chargé 22 sur des camions à l’aide de grues et les ont emmenés. Sur les photos, on peut voir les chasseurs poser fièrement avec leur proie. Jusqu’à leur exportation, les éléphants sont restés six mois en captivité en quarantaine.
«Il s’agit d’argent et de symboles de statut social»
Les pachydermes vivent à présent au Sharjah Safari Park et au zoo d’Al-Ain, à Abu Dhabi. Selon les données officielles, ces deux établissements servent à protéger la faune. C’est un prétexte, estime Karl Ammann: «En réalité, il est question d’argent et de symboles et de statut social.» Dans le classement des affaires illégales qui rapportent le plus, le commerce d’animaux sauvages occupe la quatrième place au niveau mondial. Il rapporte plus de 19 milliards de francs par an, selon le WWF. Le défenseur de l’environnement ajoute: «Il y a 20 ans, c’était encore un business pour les niveaux inférieurs. Depuis, des bandes criminelles, des cheikhs et des chefs d’Etat sont impliqués et trichent avec les autorisations.»
Pourquoi le parc de Sharjah et le zoo d’Al-Ain veulent des éléphants africains alors qu’il existe suffisamment d’éléphants d’élevage asiatiques sur le marché? «Ils veulent absolument simuler le paysage naturel africain, explique le photographe suisse. Quel qu’en soit le prix.» Pour les éléphants d’élevage, le choix est plus restreint et le temps d’attente plus long. A cela s’ajoute le fait que dans la région de Kamanjab, au sud-ouest de l’Afrique, vivent des éléphants habitués à un temps chaud et sec. «Cela sonne mieux quand on traîne ces éléphants dans le désert des Émirats arabes unis, où il fait habituellement 50 degrés», explique Karl Ammann.
Le manque d’aide gouvernementale est un problème
De leur côté, les autorités namibiennes affirment qu’il y a trop d’éléphants au Kamanjab. La population locale souffrirait de la forte densité de population. Les animaux pénétreraient dans les zones d’habitation, détruiraient les récoltes et se serviraient de l’eau des citernes.
Des journalistes du New Arab ont examiné ces informations sur place. Ils confirment l’existence de conflits occasionnels entre les éléphants et les hommes qui seraient toutefois dus à l’absence d’aide de l’Etat contre le manque d’eau. Selon les reporters, la plupart des agriculteurs locaux ne considèrent pas les éléphants comme un problème.
La Namibie a également signé un accord
Des études scientifiques contredisent également les données namibiennes. Elles concluent que le nombre d’éléphants adaptés au désert a fortement diminué en raison de la sécheresse, du braconnage et d’une mauvaise gestion des parcs. L’exportation vers les Emirats menace encore plus la population de pachydermes dans le sud-ouest de l’Afrique.
La Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES, également appelée Convention de Washington), dont le siège est à Genève, aurait pour mission d’empêcher les violations de la protection des espèces. La Namibie et les Emirats arabes unis l’ont signée et ont promis de n’exporter les animaux que vers les pays où ils sont naturellement présents. Pour les éléphants de Namibie, il s’agirait uniquement des régions d’Afrique australe.
Une lacune dans les dispositions?
Les personnes impliquées dans le commerce entre la Namibie et les Emirats profitent toutefois d’une lacune dans les dispositions de la CITES. Les éléphants sont considérés comme particulièrement dignes de protection, ce qui interdit certes toute transaction commerciale, mais les zoos et les parcs safaris sont considérés comme non commerciaux. Ils peuvent donc importer ou exporter des éléphants.
Lorsque le groupe de protection des animaux EMS Foundation a demandé un avis juridique, le cabinet d’avocats sud-africain Cullinan & Associates est arrivé à la conclusion que les éléphants de Namibie n’auraient pas dû être exportés. Le commerce n’aurait pas été bénéfique pour les animaux, pas plus que pour les autochtones. Le statut de protection des éléphants est une escroquerie, avancent-ils. Leur exportation n’a servi qu’à simuler une expérience de safari africain dans les zoos émiratis. Au total, les zoos ont payé l’équivalent de 3,3 millions de francs. Le gouvernement namibien a reçu moins de 100’000 francs. Le reste est allé à des intermédiaires.
Les responsables gardent le silence
The New Arab a confronté les responsables du Sharjah Safari Park et du zoo d’Al-Ain à ces accusations. Ils n’ont pas répondu à leurs demandes. Une demande de Blick adressée au porte-parole de la CITES, David Whitbourn, est également restée sans réponse.
Le défenseur suisse des animaux Karl Ammann est consterné: «La CITES ne sert à rien. Ces crimes se produisent, mais personne ne s’en soucie vraiment.» La Convention pourrait prendre des sanctions et exclure la Namibie et les Emirats du commerce, avance-t-il: «J’en ai assez des excuses bidon du genre: on n’était pas au courant.»
Aux yeux du photographe, la Suisse ne fait pas non plus assez dans ce dossier. Comme la CITES a son siège à Genève, la Confédération a un devoir particulier à remplir. D’ailleurs, en novembre prochain, elle traitera pour la énième fois du commerce des éléphants. Karl Ammann demande des sanctions: «Sinon, la Suisse perdra, elle aussi, la face.»
(Adaptation par Mathilde Jaccard)