Et si l’économie européenne tombait, dans les années à venir, dans un précipice écologique? Alors que le Parlement européen et les 27 pays membres de l’Union sont tombés d’accord, le 27 octobre, pour interdire la vente en 2035 des véhicules neufs à moteur thermique, le signal d’alarme est tiré par de nombreux experts et économistes. La Suisse, bien que non-membre de l’UE, sera évidemment impactée par cette décision, puisqu’elle importe les véhicules vendus sur son territoire.
Motif de cette alarme? Le choc économique engendré par cette interdiction en 2035, et par d’autres projets de directives comme celles incluses dans le paquet «zéro pollution» proposé par la Commission européenne le 26 octobre. «Les dix ans qui sont devant nous vont être durs», vient d’avertir l’économiste Jean Pisani-Ferry dans un entretien au «Monde». Le constat de ce militant de la cause européenne, ancien patron du think-tank Bruegel à Bruxelles: la transition écologique va occasionner un «changement profond de modèle de développement» et induire des «chocs négatifs» sur la croissance, l’emploi, l’investissement, l’inflation ou encore les inégalités.
Les grandes villes, nouvelles lignes de front écologiques
Cet avertissement n’est pas seulement le résultat d’analyses statistiques et financières sur le coût de cette transition, pour laquelle Jean Pisani-Ferry juge que les gouvernements européens devront investir au moins 70 milliards d’euros supplémentaires d’ici à 2030. Elle se mesure aussi aux altercations de plus en plus fréquentes, dans les grandes villes européennes, entre les jeunes activistes du climat et les automobilistes ou les tenants de l’industrie automobile. On se souvient de l’émotion causée, en Allemagne, par les militants du collectif Scientist Rebellion qui s’étaient collés au sol dans un garage Porsche de la région de Wolfsbourg. Mais d’autres images témoignent de la violence du choc social annoncé, comme celles du boulevard périphérique parisien ou des activistes du collectif Dernière rénovation ont bloqué la circulation mercredi 9 novembre, entraînant des violences de la part d’automobilistes énervés. La police a dû intervenir.
Les écologistes contre la modernité?
Une action similaire a eu lieu à New York fin octobre, pour réclamer une surtaxation des plus gros revenus, pour financer la transition climatique. Une stratégie que certains redoutent de voir évoluer vers une forme de guérilla urbaine anti-automobiles et anti-moteurs thermiques. «Opposer l’embourgeoisement du monde à la qualité de l’environnement n’a aucun intérêt. L’idée qu’il suffirait de s’affranchir du matérialisme pour assainir notre planète ne correspond à aucune réalité historique ou géographique, s’énerve l’essayiste Ferghane Azihari dans son livre 'Les écologistes contre la modernité' (Ed. La Cité). L’écologie politique s’est substituée au marxisme du siècle dernier comme critique dominante des sociétés modernes.»
Danger d’impasse économique et sociale
Ce risque d’impasse économique et sociale, dans une Europe déjà placée le dos au mur par les tensions énergétiques mondiales consécutives à la guerre en Ukraine, est une préoccupation pour le Commissaire européen français Thierry Breton. Ce jeudi 10 novembre, celui-ci a présenté à Bruxelles des recommandations visant à renforcer les standards antipollution imposés aux industriels, manière de plaider pour une transition sans interdiction. Une nouvelle norme d’émission baptisée Euro 7 est proposée. «Les normes d’émission Euro 7 sont nécessaires pour fixer des limites plus ambitieuses pour les polluants atmosphériques, explique le communiqué publié à Bruxelles. Les technologies existantes peuvent y contribuer. Les nouvelles normes garantiront également que les véhicules restent propres pendant une partie beaucoup plus longue de leur durée de vie.»
Privilégier la technologie
«Les émissions seront contrôlées par des capteurs embarqués, ce qui facilitera les contrôles techniques et les vérifications de conformité périodiques et garantira que les émissions n’augmenteront pas de manière disproportionnée au fil du temps, même lorsque ces véhicules seront exportés vers des pays tiers», poursuit le texte. En clair: privilégions la technologie pour améliorer la qualité de l’air. Ne tuons pas le secteur automobile européen face à la concurrence des voitures électriques asiatiques et américaines. «Notre proposition met l’accent sur les solutions rentables, avec un coup de pouce à l’augmentation des investissements dans les solutions technologiques visant à réduire les émissions dans des conditions de conduite réelles, y compris la conduite quotidienne typique dans les villes et, pour la première fois, en couvrant les émissions des freins et des pneus, a complété le Commissaire chargé du marché intérieur. Nous voulons supprimer les tests obsolètes et les remplacer par des outils numériques modernes de contrôle, tels que le contrôle embarqué des émissions. Cela entraînera une diminution des coûts de mise en conformité et de la charge administrative pour l’industrie automobile.»
L’expérience de la taxe carbone et des gilets jaunes
Alors que la COP 27 de Sharm El Sheikh (Egypte) s’inquiète à juste titre cette semaine du non-respect des objectifs de lutte contre le réchauffement climatique au niveau mondial, le choc apparaît inévitable. Entre les partisans d’une transition écologique forcée, et ceux qui plaident pour une adaptation qui tienne compte de la concurrence sur le marché mondial, la bataille va s’accentuer dans les années à venir. Dans son entretien au «Monde», Jean Pisani-Ferry dénonce une forme d’illusion. «Jusque-là, les simulations ont été cadrées en sorte de produire des résultats favorables, afin de convaincre décideurs et opinions de ce que l’action climatique induirait des bénéfices économiques et sociaux», explique-t-il dans une note rendue publique le 9 novembre pour l’agence publique de prospective France Stratégie.
Et de citer la rébellion sociale des Gilets jaunes, fin 2018 dans l’Hexagone: «L’expérience de la taxe carbone nous a appris combien il était hasardeux de minimiser l’ampleur des efforts que va exiger la transition, et de négliger leurs conséquences distributives. Pour convaincre les gens, mieux vaut leur expliquer qu’on a identifié les difficultés à venir et qu’on va les traiter.» La guerre économique de l’écologie ne fait que commencer...